Le grand auteur hongrois László Krasznahorkai confesse n’avoir au fond voulu écrire qu’un seul livre : Le Baron de Wenckheim est de retour, que les éditions Cambourakis viennent de publier grâce au travail de traduction de Joëlle Dufeuilly. Poursuivant et achevant une œuvre commencée dans les années 80, entre romans fulgurants, courts récits et scénarios pour le cinéaste Béla Tarr, le lauréat 2015 du Man Booker International Prize offre ici un texte à la fois sombre, drôle, fascinant et monumental.
Ironiquement, László Krasznahorkai avertit : « Toute ressemblance avec des personnages, des noms ou des lieux existants serait le fruit pourri du hasard, et indépendante de la volonté de l’auteur. » Mais il faut croire que le fruit est bien pourri. Car le récit qui suit cet avertissement se déroule dans une ville qui ressemble bel et bien à ces innombrables petites villes de province européennes avec leur Grand-Place, leur parc, leur mairie, leurs petits politiciens, citoyens ordinaires, édiles, flics, journalistes locaux, gamins en déshérence, bandes de loubards. Certes, on est en Mitteleuropa, en Hongrie, « entre Budapest et la contrée des orages », à l’ère post-communiste ; on devine même plus précisément la ville natale de l’auteur : Gyula, près de la frontière roumaine. Mais dans la prose magistrale et lancinante de Krasznahorkai elle acquiert ici valeur de paradigme : celui d’un monde occidental en pleine déliquescence. Comme dans ses précédents ouvrages – dont il reprend ici de nombreux motifs –, quoique de manière plus délicate et déconcertante, l’auteur hongrois nous plonge ainsi dans une atmosphère d’inquiétante familiarité où la banalité d’un réel déjà grotesque va progressivement basculer dans une sombre farce apocalyptique.
La grande dislocation
Une menace latente, non identifiable, plane sur la ville, et de nombreux signes témoignent déjà de l’état de dislocation avancé auquel toute chose est soumise. Comme le déplorent à plusieurs reprises certains personnages, dont les voix se succèdent et s’enchevêtrent dans ce qu’il faut bien appeler un roman polyphonique – ou même : cacophonique –, c’est le chaos qui règne : le pays sombre dans la misère, plus rien ne fonctionne dans la capitale, au Parlement, dans les tribunaux, dans la police et dans l’administration, aussi bien que dans toutes les communes, livrées à elles-mêmes, à la merci d’escrocs, de voleurs, de pilleurs et d’assassins. Au fil du récit, les signes se feront de plus en plus étranges et inquiétants : des vaches seront retrouvées gisant dans une mare de sang avec la tête fracassée, la chaîne de l’église orthodoxe roumaine aura été sciée, de mystérieuses processions de camions traverseront la ville, des crapauds fous sortiront de terre, etc.
Avec ce personnage, qui fait l’objet d’une première trame narrative, Krasznahorkai reprend un motif récurrent dans ses œuvres : celui de l’intellectuel lucide, marginal, reclus, cynique, et parfois ridicule
Dans ce contexte, les forces de l’Ordre, ou ce qu’il en reste – gendarmerie et gang de motards – contribuent plutôt à organiser le désordre, et, telles de misérables puissances katéchoniques qui précipitent ce qu’elles prétendent repousser, à le rendre plus grotesque encore. On cherche alors des boucs-émissaires : Tziganes, mendiants, étrangers ; et on se raccroche au patriotisme – mais, au pays de Viktor Orbán, « l’amour de la patrie coïncide avec l’amour du ragoût au paprika », tandis qu’un brûlot anonyme envoyé à la presse n’hésite pas à proclamer (dans un ton qui rappelle les diatribes de Thomas Bernhardt contre les autrichiens) : « être hongrois ne signifie pas appartenir à un peuple, mais être atteint d’une maladie, un mal incurable, effroyable, un mal endémique qui provoque la nausée chez tout observateur ».
Nul ne saurait d’ailleurs dire quelle est l’origine de cette grande dislocation. L’égoïsme, l’avidité, la corruption, la violence dont sont coupables ou victimes les différents personnages du roman ne sont pas tant des causes que des symptômes d’un mal obscur et mystérieux. Krasznahorkai ne cherche pas à les identifier, et suggère plutôt que toute tentative d’explication est vaine. Il vaudrait mieux, comme ce professeur pratiquant des « exercices d’auto-immunisation contre la pensée », tenter de « refouler ce stupide besoin de se demander encore et encore ”pourquoi” ».
Avec ce personnage, qui fait l’objet d’une première trame narrative, Krasznahorkai reprend d’ailleurs un motif récurrent dans ses œuvres : celui de l’intellectuel lucide, marginal, reclus, cynique, et parfois ridicule. C’était Monsieur Eszter dans La mélancolie de la résistance, Korim dans Guerre et guerre ou le philosophe dans Le dernier loup. Ici, c’est un ancien professeur autrefois réputé, spécialiste des mousses, qui s’est réfugié dans une cabane au milieu de la ronceraie en bordure de ville, loin du tumulte, pour s’empêcher de penser donc, et pour goûter à une « douce solitude ». Il se retrouve néanmoins rattrapé par son passé, en l’occurrence par sa fille – et, derrière elle, son ex-femme – qu’il a abandonnée et qui lui demande « Justice et Réparation ». N’hésitant pas à tirer à l’arme automatique pour se défendre des assauts faits à sa réclusion (on pense alors à Herman le garde-chasse dans Sous le coup de la grâce), il finit traqué par la police et par les bikers néo-nazis, d’abord venus l’aider et l’honorer, lui qu’ils qualifiaient d’ « homme intègre » et qu’ils considéraient comme l’un des leurs.
Prophète malgré lui
Mais le roman s’articule plus spécifiquement autour d’une autre figure : celle du baron Wenckheim, aristocrate natif de la ville, exilé depuis plusieurs décennies en Argentine (probablement depuis l’arrivée des communistes), et dont le retour tant attendu est préparé avec faste. Tous les espoirs sont investis sur lui. Grâce à sa fortune, la ville pourra se relever et les choses s’améliorer. Krasznahorkai reprend là un autre motif central dans son œuvre : celui prophète, ou plutôt du faux-prophète que tout le monde attend, écoute et suit. On se souvient d’Irimiás dans le Tango de Satan et du prince nabot dans La mélancolie de la résistance. Ces personnages étaient à la fois fascinants, effrayants et grotesques. Le baron Wenckheim, par qui doit advenir le salut ici, n’a quant à lui ni conscience ni l’envie d’assumer ce rôle. Il n’en a d’ailleurs ni la stature ni les moyens. Sorte de prince Mychkine, frappé d’une bonté idiote et ne supportant pas qu’on le touche, il a dû quitter l’Argentine à cause de ses dettes de jeu. Ruiné, il n’aspire qu’à retrouver sa région, qu’il reconnaît à peine, et son amour de jeunesse, qu’il ne reconnaît plus du tout. Pris en charge par « Dante », un roublard rencontré dans le train qui le ramène lentement au pays natal, et ballotté par son comité d’accueil qui ne veut plus le lâcher, il entreprend de se suicider en se jetant sur des rails au milieu de la forêt, se ravise, mais finit bêtement coupé en quatre par le mauvais train.
Comme souvent chez Krasznahorkai, le tragique rencontre ainsi le comique, et le pessimisme le burlesque. Si l’atmosphère est lourde, elle n’est alors jamais totalement écrasante. Les innombrables digressions, récits triviaux et ruminations métaphysiques – sur Dieu, Georg Cantor, le sens de la vie ou le Mal –, font varier les tonalités du grave au léger, du grotesque au sublime, et déploient toute une galerie de portraits et de situations qui rendent le roman sinueux, massif et parfois un peu poussif. Difficile, par moments, de suivre les méandres de la narration. Mais cette ampleur titanesque – qui est aussi celle des grands romans russes – reflète surtout le souci d’embrasser le brouhaha du monde au moment où il se désintègre.
Tumulte et mélancolie
Contrairement à son dernier ouvrage traduit en français, Seiobo est descendue sur terre, où chaque récit laissait entrevoir des formes de beauté, de grâce et même de sacré dans un monde où tout les écrase et les empêche, Krasznahorkai laisse ici transparaître peu de lueur. À peine quelques instants échappent à la pesanteur du désespoir. Comme cette scène – dostoïevskienne, encore – que le baron se remémore avant d’être fauché par le train : sortant du casino à Buenos Aires, il avait marché et discuté toute la nuit dans les rues désertes avec un inconnu qui se révéla être l’archevêque de la ville, Jorge Mario Bergoglio, futur pape François. Si la conversation avait porté sur des sujets anodins, « le baron avait cependant l’impression qu’ils parlaient de choses essentielles, non pas à cause du contenu de leur conversation franche et amicale, mais à cause de l’échange en soi, du ton, de la légèreté, de la simplicité des sujets abordés ». Il regretta néanmoins : « bien plus tard, alors qu’il était en prison, quelques mois auparavant, il avait appris que son archevêque nocturne était devenu pape, eh bien, s’était-il dit et se disait-il encore, quel dommage que je n’aie pas su à l’époque avec qui je marchais, si je l’avais su, j’aurais pu lui demander pourquoi il fallait que je vive, puisque je ne le savais pas plus que maintenant, car la mort est simple, mais la vie, pourquoi dois-je vivre ? la question n’a toujours pas de réponse ».
La mélancolie de Krasznahorkaï n’a rien de morose ou de lugubre ; elle offre même paradoxalement une forme de légèreté et de joie
Des réponses, ou des solutions, on n’en trouvera pas dans l’œuvre de Krasznahorkaï. Après la mort de Dieu et la fin des régimes communistes, il sait trop bien que toute promesse de salut est suspecte et au mieux ridicule. Prophètes et programmes politiques ne peuvent plus nous tromper. On retrouve un thème que George Steiner identifiait dans son ouvrage Tolstoï ou Dostoïevski, lorsqu’il opposait les deux grands romanciers russes quant à leur foi – religieuse, métaphysique, politique – à l’égard de la possibilité d’un salut ici-bas : « ou bien créer la vie bonne ici, sur la terre, ou bien se résigner à attendre la mort dans un voyage chaotique, injuste, souvent incompréhensible entre deux pôles de ténèbres ». S’inscrivant dans cette seconde perspective, Krasznahorkaï est clairement dostoïevskien. Mais un dostoïevskien sans foi ni Christ et qui, comme Ivan dans une fameuse formule des Frères Karamazov, aurait donc rendu son billet à Dieu.
Restent alors le tumulte et la mélancolie – celle qui nous envahit à la pensée d’une catastrophe tout aussi effrayante et inévitable que le gigantesque incendie qui finit par ravager la ville dans le roman. Comme pour clore le concert que le mystérieux préambule nous promettait, et dont la « bibliothèque des partitions » nous offre la nomenclature à la fin de l’ouvrage, l’Idiot de l’orphelinat, seul survivant, chante en observant l’incendie de loin : « Et à la fin, il porta ses yeux vers le ciel, lequel commençait à s’assombrir, il leva ses deux mains, et comme il avait vu un chef d’orchestre le faire, il fut un signe à l’invisible public, et l’encouragea avec entrain ».
Reste donc aussi une forme d’humour et d’ironie. Car la mélancolie de Krasznahorkaï n’a rien de morose ou de lugubre ; elle offre même paradoxalement une forme de légèreté et de joie – celle-là même dont parlait Nietzsche dans un fragment posthume : « L’homme souffre seul si profondément qu’il n’a pu faire autrement que d’inventer le rire. L’animal mélancolique et malheureux est, comme de juste, le plus gai. » (FP, 1884-1885, 36[49]). Laquelle permet alors, non pas d’escamoter la catastrophe mais d’aider à endurer son effroi.
- Le Baron de Wenckheim est de retour, de László Krasznahorkai (traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, éditions Cambourakis, avril 2023)
Cyril Legrand
Crédit photo : Autor: László Krasznahorkai, Berlin, 27.09.2008,
Foto: (c) Doris Poklekowski / Das Foto ist honorarfrei für Presse und Marketing bis 1.09.2014