Dans Les Furies, traduit par Carine Chichereau, Lauren Groff dissèque un couple, les relations qui sous-tendent un mariage depuis ses premiers jours, et même depuis la naissance de ses deux composantes – quoiqu’un couple ne soit « pas additionnel […] mais exponentiel ».

Lotto et Mathilde ; Mathilde et Lotto – fusionnels, inséparables, fiévreux, tandis que Shakespeare et les tragédies grecques teintent leur vie d’un feu crépusculaire qui s’apprête à embraser les corps et tout ce qui couve dans l’ombre.

« Entre leurs deux peaux, le plus fin des espaces, à peine assez pour l’air, pour ce voile de sueur qui à présent refroidissait. Et pourtant, un troisième personnage, leur couple, s’y était glissé. »

Le héros grec, la Pygmalion

Si cette certitude s’émousse peu à peu, si Mathilde devient reine [déchue] à l’hémistiche du texte, voyant à son tour son enfance exposée au grand jour, Lotto apparaît dès l’incipit comme le soleil de cette union, celui qui concentre son énergie : « c’est lui qui brille ».

C’est lui qui fait entrer dans son champ gravitationnel tous ceux qui les entourent, Mathilde et lui, ces amis qui reviennent fêter le passage du temps, année après année – ce temps qui n’est autre qu’une spirale. C’est d’ailleurs ainsi que se construit en partie ce livre, de nuit en nuit, laissant les années filer d’un paragraphe à l’autre, les dissensions se cristalliser ou se métamorphoser, rapprochements après disputes, suicides après trépas.

Ce seront ensuite les pièces de théâtre signées par Lotto qui nous feront traverser les années 2000, vers une maturité jamais atteinte, une rancœur – les scénarios répondent aux commentaires de l’épouse, aux arguments de l’époux, l’ascension étant teintée d’un je-ne-sais-quoi de trouble.

La seconde moitié du texte lèvera le voile et révélera les coulisses. Celle que Lotto voit comme « passive-agressive », celle sur qui tout repose, le quotidien et l’équilibre du génie, « elf[e] de minuit du mariage », est en réalité bien plus que cela – parce que les femmes sont toujours bien plus que cela, quoiqu’en pense l’artiste : « Des échos qui résonnent partout. Douloureuses, les manipulations en coulisses, la façon dont l’argent peut tromper le cœur. Mais oui. Appuie fort là où ça fait mal. »

Protectrice, Pygmalion qui œuvre dans l’ombre, la frêle Mathilde dévoilera alors son jeu, ses fêlures dont naissent sa force et sa soif insatiables : elle offrira l’objet tangible du reflet – la symbolique du miroir émaille le texte, glace brisée, lieu où se croisent les regards ou se reflètent des fantômes.

« Son reflet le regardait derrière le visage empourpré de Mathilde qui respirait si fort. Sa femme, un petit lapin pris au piège. Ce battement, cette pulsation en elle. Ses bras s’affaissèrent, son visage redevint pâle et elle s’écroula contre le miroir, qui craqua, et une fêlure lézarda leurs visages en deux moitiés iné...