Artiste plasticien, Ali Cherri signe avec Le Barrage son premier long-métrage, une œuvre qui brouille les frontières entre réalité et imagination, entre documentaire et fiction, et qui s’interroge sur l’histoire de la violence ainsi que sur la rupture de notre cohabitation heureuse avec les cycles de la nature.
Quel a été le point de départ de ce projet ?
Ali Cherri : J’ai commencé à travailler sur ce film en 2017 mais pour moi il fait partie d’un projet plus grand. Avec mes deux courts-métrages précédents, L’Intranquille et Le Creuseur, Le Barrage s’inscrit dans ce que je nommerais une trilogie tellurique. À chaque fois, le point de départ est géographique. Avec ce long-métrage, je voulais travailler autour de l’eau et plus précisément sur le Nil, une rivière de laquelle découle toute une histoire ancestrale. En 2017, c’était une région rongée par de nombreuses tensions entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte autour de la construction de barrages. L’Éthiopie était en train de construire ce qu’on appelle le “Barrage de la Renaissance” qui allait limiter l’accès à l’eau pour les deux autres pays. J’ai utilisé l’eau comme un angle de vue sur une lutte politique mais aussi comme le berceau d’un certain imaginaire.
Appréhender le réel
On a notamment ce plan au début du film qui nous montre le barrage du Soudan avant qu’un panoramique vienne nous dévoiler les habitations précaires des travailleurs. Pourtant nous n’avons pas la sensation d’une opposition entre ces deux espaces mais plutôt d’une cohabitation.
C’est une manière de montrer que la vie des habitants, que ce soit dans leurs activités agricoles ou tout simplement dans leur besoin quotidien d’eau, est dictée par le barrage. Si l’on ouvre les vannes, alors ces travailleurs peuvent utiliser le limon qui se dépose pour fabriquer des briques.
Il est surprenant de voir crédité Bertrand Bonello au scénario, et finalement, en voyant le film, on retrouve une approche parfois similaire. Certaines thématiques nous font penser à Zombi Child.
Nous avons commencé à tourner le film en 2020 puis nous avons été interrompus par la crise sanitaire. Durant le confinement, j’ai commencé à réécrire certains passages et ma productrice m’a conseillé d’en discuter avec Bertrand Bonello, que je ne connaissais pas. Je lui ai envoyé mon scénario, il me posait des questions, me faisait des remarques, et nous avons échangé ainsi pendant plusieurs mois. C’est une personne très généreuse qui a vraiment réussi à plonger dans mon univers. Il avait un regard différent, très frais et je pense qu’il a été très réceptif au projet.
Le personnage principal, Maher, fait des allers-retours entre cette réalité presque documentaire et le monde de l’imaginaire.
Comment en êtes-vous arrivé à cette rencontre avec les travailleurs ?
Au départ, je suis simplement venu pour découvrir les lieux. Avec la construction de ce barrage, beaucoup de gens ont été délogés et certains ont refusé d’être emmenés ailleurs par le gouvernement. Ils sont donc forcés d’habiter d’une manière un peu sauvage autour du lac artificiel. C’est par hasard que j’ai rencontré ces briquetiers et j’ai ensuite écrit le film, en m’inspirant de leurs histoires et de la mythologie du lieu.
On sent d’ailleurs une tendance documentaire au début du film dans la manière dont vous filmez leur travail et leurs mouvements jusqu’à ce que les images deviennent presque hypnotiques.
L’idée était de créer une tension entre cet ancrage dans la réalité d’un certain moment de l’histoire du pays où l’on entend régulièrement parler à la radio de la révolution, d’une méta-présence de la politique, et la fiction. Le personnage principal, Maher, fait des allers-retours entre cette réalité presque documentaire et le monde de l’imaginaire.
Maher se détache finalement de la réalité et plonge dans la fiction. C’est notamment montré par toutes ces superpositions qui donnent l’impression qu’il s’évanouit dans l’image.
Exactement, il y a un moment à partir duquel il s’éloigne physiquement et métaphoriquement de la réalité. On ne sait plus si ce qu’il voit et vit se passe dans sa tête. Dans la scène où il revient au camp, nous ne savons pas comment le feu de camp finit par engloutir les habitations, s’il a vraiment lieu ou s’il a des visions. L’image du film reconstitue un monde en feu dans lequel il devient une sorte de présence fantomatique.
Barrière vers l’outre-monde
Ce barrage qui donne son titre au long-métrage semble représenter un lieu de passage entre ces différents mondes. Et c’est la raison pour laquelle Maher semble effrayé à l’idée de se baigner lorsque les vannes sont ouvertes.
Oui. Cette peur d’aller dans l’eau symbolise tout son voyage intérieur puisqu’à la fin du film, il s’y s’immerge complètement. Cette scène finale, où le personnage accepte enfin cet autre monde plus fantasmagorique montre que l’eau, la rivière, renvoie peut-être aussi au flux de l’imagination. Le barrage, en bloquant factuellement le mouvement de l’eau, exerce une certaine violence. Je trouve pour ma part que cette fin prend l’allure d’un conte, il existe un au-delà du barrage. Le film est une fable politique dans le sens où la trajectoire de Maher se dessine en parallèle et peut renvoyer au soulèvement de la révolution dont on entend parler à la radio. Il faut avant tout, pour le personnage et le pays, accepter le changement qui était renié au tout début du film.
Une émancipation qui relèverait aussi d’un acte créateur…
Oui, le long-métrage nous montre ce que créer signifie, notamment lorsque la pluie vient réduire à néant la création de terre de Maher. Ces changements passent inévitablement par une forme de violence, métaphorique mais aussi physique. Quand le personnage tue le chien, il raconte aussi le destin d’un peuple. Il s’agit alors de se libérer de l’oppression d’un régime autoritaire, mais aussi de reprendre possession de l’espace de l’imagination.
Maher possède une étrange blessure dans le dos qui apparaît comme le fil conducteur du film.
C’est un motif qui revient souvent dans mon travail. La blessure est un peu comme un point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a cette scène où on le voit approcher son doigt du trou, presque comme une pénétration, et qui peut rappeler l’incrédulité de Saint Thomas mettant son doigt dans les stigmates de Jésus pour croire à sa mort. C’est une trace qui marque et puis qui évolue. En s’aggravant, elle ressemble de plus en plus à de la terre séchée, comme s’il allait lui-même devenir une créature de boue. Et à la fin, lorsqu’il s’immerge dans l’eau et que la blessure disparaît, il y a une sorte d’apaisement, elle devient comme toutes ses choses à la frontière du réel et de l’imaginaire. Un spectateur m’a d’ailleurs demandé s’il s’agissait d’une blessure qu’il aurait subie lors d’une manifestation, je trouve que c’est une interprétation très intéressante.
La dimension fantastique est d’abord suggérée. Il y a notamment ce long plan où l’on voit l’ombre de Maher en train de façonner le gigantesque totem de terre. Et tout du long, cette part fantastique semble montrer juste ce qu’il faut pour éveiller la curiosité du spectateur tout en conservant une part de mystère.
Je ne voulais pas réaliser un film qui soit radicalement inscrit dans un genre. Les éléments qui appartiennent au fantastique sont complètement inspirés des mythes de ce lieu. Là-bas, les habitants m’ont raconté de nombreuses histoires de djinns, d’apparitions et de phénomènes mystiques, c’est un endroit où les gens entretiennent un rapport très spirituel au monde. Dans cette région du Soudan, on pratique un soufisme assez particulier nommé afro-soufisme, un mélange entre l’animisme et l’Islam qui n’existe nulle part ailleurs. Et ce que vit Maher, entendre des esprits ou voir une créature dans son sommeil fait partie intégrante des récits que j’ai recueillis là-bas. Avec en plus cette omniprésence du désert et donc d’un imaginaire construit autour des mirages, cet ensemble d’éléments donne l’impression d’une transe pénètre peu à peu leur quotidien.
Le film est aussi une lecture de l’histoire de la violence à travers ses manifestations matérielles.
La créature est-elle elle-même inspirée de ce folklore ?
Dans l’histoire de l’humanité, il y a beaucoup d’histoires de golems et de créatures de boues. Par exemple, Adam est créé à partir de la boue, tout comme Enkidu, l’ami de Gilgamesh. Les humains ont toujours vu dans ce mélange de terre et d’eau, la possibilité de faire naître quelque chose. C’est un geste créateur que l’on peut rapprocher de celui de l’artiste, comme un sculpteur façonne de d’argile tandis que subsiste la question de savoir à quel moment la créature prend vie et dépasse son créateur.
Une création qui nous échappe, c’est finalement un peu comme un film.
Exactement, c’est une idée qui parle de tout geste créatif, que ce soit un artiste ou Dieu lui-même. La créature du film c’est moi qui l’ai dessinée de concert avec l’acteur qui joue Maher. On se demande constamment ce qu’elle peut bien représenter : une tour, un mausolée… Et il fallait garder le mystère de sa nature, ne pas lui donner un nom. Maher non plus ne sait pas ce que c’est, il semble motivé par une force qui le dépasse.
Ambivalence des éléments
Le film travaille beaucoup la matérialité des éléments. On parle beaucoup de l’eau et de la terre mais on retrouve aussi l’air ou le feu.
Je suis aussi un artiste plasticien et ce sont des matières qui m’intéressent. C’est aussi une lecture de l’histoire de la violence à travers les manifestations matérielles. Par exemple, l’eau provoque des déluges, des inondations et donc la destruction, mais symbolise aussi l’eau qui berce, que l’on boit et avec laquelle on se lave. Il en va de même pour le feu, qui peut nous réchauffer et qui sert à faire le thé. Mais il peut aussi devenir un feu destructeur qui ravage tout sur son passage. Tout est à la fois destruction et construction, vie et mort, début et fin. Les habitants de cette région vivent selon les cycles du Nil et c’est l’humanité toute entière qui depuis les temps pharaoniques vit selon les cycles de la nature. Ainsi, le barrage crée une disruption, il permet de contrôler les débordements de l’eau, une création humaine qui empêche les hommes de vivre de manière apaisée avec cette nature.
Pourtant le film n’est pas factuellement très violent, c’est une idée qui semble plus insidieuse.
Cela m’intéressait de garder une certaine douceur dans ce berceau de violence. Par exemple, lorsque Maher retrouve son ami noyé, il y a une certaine poésie dans son geste de récupérer le corps pour ramener. Le film prend le temps, avec des plans parfois longs. L’histoire se développe petit à petit, elle n’est pas écrite dans un souci constant d’efficacité narrative afin que l’on puisse identifier les signes et les traces dissimulées dans l’eau et les corps.
Le regard que porte le film sur la nature rappelle le travail de réalisateurs comme Weerasethakul.
Oui bien sûr. C’est un cinéaste qui a beaucoup réfléchi sur cette question de rapport à la nature. Mais pour ce qui du temps et de l’image, je me sens plus proche de Tsai Ming-liang, notamment dans la manière dont l’action se déploie sous nos yeux. J’aime bien débuter un plan là où rien ne se passe, comme si on observait un lieu avant tout. L’action se déroule puis s’en va, mais le plan reste. Nous ne filmons pas des évènements mais des lieux dans lesquels les personnages peuvent entrer mais aussi sortir.
Le Barrage, un film réalisé par Ali Cherri avec Maher El Khair, en salles le 1er mars.