Hervé Guibert, c’est bien connu, parle de lui. Rien ne témoigne mieux de cela peut-être que son documentaire, tourné entre 1990 et 1991, sorte de journal filmé, sorti après sa mort, en 1992. Geste politique, geste artistique, geste élaboré au seuil du visible, La Pudeur ou l’Impudeur tend à résumer le procédé guibertien de manière forte tant tout semble se jouer, l’écriture comme l’image, dans ce ballottement entre pudeur et impudeur, entre intimité-œuvre et dicible-ténu. Là sans doute trouve-t-on cette fameuse autofiction guibertienne, cette façon de se mettre en scène, d’élaborer une scène du moi qui puise avec abondance dans la réalité du vécu. Là aussi cette topographie guibertienne où l’on croise sans cesse les mêmes, ses intimes évidemment, Vincent, Christine, T., et bien d’autres. C’est donc tout un abécédaire qui se déploie à mesure que l’on plonge dans les images de Guibert, images du dit, images du vu, toutes progressivement familières comme elles le sont à l’auteur lui-même.
Se dire : des histoires de soi
Cette histoire-Guibert, qui se raconte à mesure que se construit l’auteur, se double d’une généalogie familiale : parents, bien évidemment, et ses tantes surtout, les chères Suzanne et Louise, duo de sœurs qui le marquent profondément, comme l’envers des parents. Ces derniers, froidement sont présentés dans Mes Parents, dans une écriture presque scientifique, écriture de généalogiste sans doute, exercice d’écriture aussi. Texte étonnant, il cristallise l’élaboration de la personne-Guibert, en partant d’éléments factuels qui précèdent la naissance de l’auteur : « Quand mon père a vingt-neuf ans, l’âge que j’ai aujourd’hui où j’entreprends ce récit, il vit à Nice : il dispose d’un cabinet de vétérinaire, de deux chevaux, d’une Ford verte, d’un voilier, il est le fiancé d’une jeune fille bourgeoise. » Cette écriture froide donc, si elle vise à mettre à distance le familial, tranche également avec une volonté de marquer la contingence du sujet, le hasard d’une naissance : « Au même moment ma mère, qui suit ses études d’optique, s’est énamourée du curé de Courlandon ; elle vole de l’argent à sa tante pour le lui apporter ». Plus loin, ceux qui deviennent « mes parents », sans l’être encore, « emménagent chez la tante de mon père, Suzanne Logeart, qui vit seule dans son appartement du 68 de la rue Michel-Ange depuis le décès en sanatorium de son mari Raoul. » Roman du factuel, qui témoigne bien plus sans doute du vertige de ce qui aurait pu ne pas être : « Je nais à l’aube du 14 décembre 1955 et, par une disponibilité de clinique ou la fidélité à une sage-femme, à Saint-Cloud, à un emplacement où aujourd’hui me dit ma mère passent les voitures d’une autoroute. »
Journaliste au Monde, photographe, écrivain, dramaturge aussi, un temps. Hervé Guibert, bien des choses.
Guibert avance un rapport assez médical au corps qui préfigure cette dépossession lente par les médecins, vers la fin de sa vie, en conflit avec une conquête d’un érotisme de soi, sexualisé ou non : « On dirait que mes parents se sont réparti la possession de mon corps. A sept heures, quand ma mère m’éveille, mon père est déjà parti au travail : c’est elle qui me lève, m’habille, me fait manger m’emmène aux chiottes puis me torche les fesses. Quand j’aurai douze ans, elle me les torchera encore. » Roman du temps long enfin, ce texte dévoile progressivement le rapport de l’auteur à ses parents, dans un geste de dévoilement de l’intime, si fréquent chez Guibert : « Ma mère que je viens de voir, et dont j’ai mieux supporté le visage, qui va vers une vieillesse détendue, non plus crispée. La défiguration, carrément. » Ce texte de 1986 au style neutralisé mérite probablement d’être lu en parallèle des premiers textes de Guibert, La Mort propagande notamment, qui comprend plusieurs récits assez sombres où déjà quelque chose se dessine d’un corps malmené, un rapport singulier à la corporéité qui ne cessera de hanter Guibert. Lire ces textes en parallèle alors précisément pour ce qui les oppose, ou ce qu’ils révèlent d’une vision d’ensemble.
Se voir : image et mot du corps
La source personnelle de ses œuvres déjà l’invite, s’appuyant sur sa vie d’homosexuel des années 70-80, à une réflexion sur ce corps, à la fois étranger à la convention sociale, au cœur du débat politique, et trouvant sa jouissance dans une marginalité. La thématique du corps, du similaire, du ressemblant, jalonne son écriture. On la retrouve plus tard dans son travail autour du corps de ses deux vieilles tantes. En outre, ses premières œuvres témoignent d’un corps en quête de dépravation, de scatologie : le fameux premier texte, La Mort propagande, en plus d’acter sa mort – celle de H. G. – interpelle par sa trivialité et sa fulgurance, Les Chiens, bref roman pornographique, présente un corps malmené, mis en esclavage dans une étonnante parade sexuelle, L’Homme blessé, film sur lequel il travaille avec Chéreau, met en images cet imaginaire de pissotières et de muscles de voyous emprunté à Genet. Si Chéreau réalise le film, il co-écrit le scénario avec Hervé Guibert. Un César du meilleur scénario, quand même.
En dehors de la question sexuelle, il s’intéresse à celle du handicap et de la vieillesse comme manifestations esthétiques du corps. La première est abordée dans un roman, Des aveugles, qui évoque le rapport à la perception du réel et de l’autre sous l’angle de la cécité. Elle est également présente dans sa seule pièce, Vole mon dragon, étrange mélange entre cette question, celle de l’âge et de la vieillesse, celle du sexe, image de dragon. Cette pièce sera d’ailleurs mise en scène par Stanislas Nordey, au festival d’Avignon avec, selon les volontés de l’auteur, des acteurs handicapés. Les archives du festival conservent de précieux documents qui témoignent de cette recherche du metteur en scène autour du texte guibertien, et quelques rares clichés du spectacle. De même, c’est toujours au croisement de ces manifestations du corps que s’incarnent les personnes-personnages de Guibert. Ainsi croise-t-on ses tantes érotisées dans un roman photographique, Suzanne et Louise, ou froidement évoquées dans Mes Parents.
Ce corps vécu, heurté, irrigue profondément les textes mais se retrouve aussi dans la matérialité photographique, témoignage à vif, capture d’une présence, comme une volonté de survivance.
Enfin, le Sida bouleverse un rapport au corps contrarié. Il devient objet de l’écriture, un substrat fécond et angoissé. On retient d’ailleurs souvent de Guibert son scandaleux, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, écrit un an avant sa mort, écho d’une époque marquée par le virus. Ce récit témoigne d’une évidente volonté de se dire, comme une soif de survivance. Deux œuvres révèlent cette recherche impuissante et cathartique à la fois : Cytomégalovirus, journal qu’il tient lors d’une hospitalisation de trois semaines et où il évoque, par un récit sec et brutal, une réalité cruelle et ce documentaire qu’il tourne pour TF1, La Pudeur ou l’Impudeur, où l’auteur filme son corps affaibli et son quotidien. Réflexion et confidence de son propre corps malade qu’il parachève avec Le Protocole compassionnel : « Je manque tellement de chair sur mes propres os, dans mon ventre puisque je ne mange plus ni viande ni poisson depuis des mois, sur ma langue et sous mes doigts, dans mon cul et dans ma bouche ce vide que je n’ai plus envie de combler, que je deviendrais volontiers cannibale. » On quitte là le généalogiste froid pour retrouver une écriture bien plus sensible, déployée dans l’ensemble de l’œuvre. Aussi, ce corps vécu, heurté, irrigue profondément les textes mais se retrouve aussi dans la matérialité photographique, témoignage à vif, capture d’une présence, comme une volonté de survivance.
Désirer désirer
Guibert photographe, ce n’est pas rien. Agathe Gaillard en fait, avec Christine Guibert, un « monstre désirable » dans l’exposition aux Douches en 2018. Guibert photographe donc, Guibert critique de photographies aussi : Le Seul Visage, La photo inéluctablement, etc… Quelque chose chez Guibert voit dans l’image une nécessité autant qu’une preuve. Trace de ce qui a eu lieu, poursuite d’une généalogie comme d’une topographie du moi, on trouve notamment dans L’Image fantôme – eût-on trouvé titre plus explicite ? – un ensemble de 64 textes où Guibert livre ses réflexions sur la photographie et le rapport à soi : « Il me semble maintenant que ce travail de l’écriture a dépassé et enrichi la transcription photographique immédiate, et que, si je tentais demain de retrouver la vision réelle pour la photographier, elle semblerait pauvre. » Aussi, l’écriture vient amplifier la présence virtuelle de la photographie et complète cet effort pour rompre l’absence. Au sein du recueil, la multiplication des références initialées, aux proches de Guibert, cartographie l’intimité de ces « images fantômes », ramenant à loisir les corps absents, dans un fantasme mélancolique, pour lutter contre la « trappe noire » du temps et de l’effacement. Il cherche ainsi à récréer et à louer les traces, renvoyant au plaisir égotiste d’une jouissance du moi dans le rapport à l’autre manquant. La disparition vient ainsi éclairer une faille du sujet ontologique qui semble trouver son issue dans une scénographie mémorielle et intimiste. C’est toujours l’intimité du sujet désirant qu’expose la création artistique, écrite comme photographiée. Le désir, c’est se rappeler que l’on est, que quelque chose en nous résiste à la mort. Contre ce qui nous happe. Et Guibert de confier dans son journal, Le Mausolée des amants : « La malédiction des visages : être frappé par son propre visage comme par une malédiction ». Ou encore cette question : « Qui désirer ? Quoi acheter ? Où partir ? » Partir, comme dans son Voyage avec deux enfants, où il entreprend un séjour à Agadir avec B., séjour marqué par une fébrilité du désir, un vertige de soi, et la rencontre avec Vincent notamment, figure du désir. Guibert se retrouve dans une terrible détresse, seul, au retour du voyage, à la recherche de l’enfant adoré qu’il tente de matérialiser par une scénographie intime : « Cela faisait plus de quinze jours que je l’avais pas vu, mais ses pieds étaient encore dans ma bouche, et chaque soir au coucher je revêtais, comme une parure d’épousé, le petit collier », celui offert par l’amant en devenir. L’absence est si forte, la scène mémorielle prenant le pas sur le réel, qu’elle stimule le désir et la dépendance. L’enfant, Vincent – Lindon le confirme aussi dans son récent Hervelino – est celui, ne nous quitte plus, comme souvent chez Guibert. Ainsi s’ouvre le roman qui l’achève, Fou de Vincent : « Dans la nuit du 25 au 26 novembre, Vincent tombait d’un troisième étage en jouant au parachute avec un peignoir de bain. […] Deux jours plus tard il mourait des suites d’un éclatement de la rate. » Et le récit s’engage alors dans une course pour rendre palpable la trace de l’autre, celui qu’on sait déjà mort. Il vise à réactualiser le souvenir de Vincent par une mise en scène de ce qu’il a été, par sa résurrection fictive. Le désir, le corps de l’autre, se fait matériau de création : « Qu’est-ce que c’était ? Une passion ? Un amour ? Une obsession érotique ? Ou une de mes inventions ? » Tout semble concourir à l’écriture, comme une scène que le réel ménage pour trouver une issue artistique : « Ecrire sur lui est un assouvissement ».
Travail de mémoire, dans l’écriture comme dans la photographie, l’écriture de Guibert cherche avant tout à court-circuiter la folie du temps qui happe.
Alors quoi Hervé Guibert ? Au trentième anniversaire de la mort, où sonnent les cloches tristes et les épiphanies qui célèbrent, il faut louer la richesse de l’œuvre, y revenir, à l’œuvre même : là serait ce qui prime. Hervé Guibert : combien de flèches à l’arc ? combien d’arts ? journaliste au Monde, photographe, écrivain, dramaturge aussi, un temps. Hervé Guibert, bien des choses.
On le connait beaucoup pour la trilogie sur le sida, qui pourtant ne semble pas la plus charmante partie de l’œuvre, peut-être précisément parce qu’elle est celle dont on a le plus parlé. Trilogie donc, singulière sans doute, qui peint l’intimité d’une époque, qui séduit pour qui on y croise ou on y reconnaît, mais pour ce qui est de la littérature on déguste bien plus intimement Guibert de biais, se glissant ça ou là dans d’autres textes qui parachèvent la toile d’une œuvre-vie, autofictionnelle souvent. Travail de mémoire, dans l’écriture comme dans la photographie, l’écriture de Guibert cherche avant tout à court-circuiter la folie du temps qui happe, du temps qui happe surtout pour qui connaît presque l’heure de sa mort et s’affirme désirant-désirable. Guibert des Chiens, Mauve le vierge, des Lubies d’Arthur, du Fou de Vincent, des textes du désir, du corps, une gestuelle charnelle.
L’œuvre d’Hervé Guibert et son travail sur l’autofiction se construisent comme un dispositif où l’élaboration romanesque répond à la création et à la réflexion sur la photographie. Dans le but de conserver la trace de ce qui, effet de temps, périclite, c’est dans des textes vastes et intimes que l’on retrouve une véritable saisie des enjeux d’une conquête de la coïncidence, où l’auteur affirme une rapport au monde. La coïncidence pourrait définir cette recherche de la preuve du réel, d’une présence de soi. Conserver la trace, rendre au présent, pallier l’absence… on assiste, chez Guibert, à une multiplication de la recherche effrénée de cette coïncidence du moi, jouant à renouveler l’existence de ce qui brille par son absence : le corps de l’auteur, sa jeunesse, le corps de l’amant, le passé. Toujours au seuil de ce qui se dissipe et s’égare.