Acte de résistance ?
On entre dans la salle Copi sans trop savoir à quoi s’attendre de cette écriture collective au nom musical et mystérieux ; on nous fait asseoir dans un dispositif en quadrifrontal, avec un éclairage de salle plutôt fort qui nous pousse à nous regarder entre spectateurs avant le début de la pièce. Et le spectacle démarre sans presque s’en rendre compte : les acteurs présents parmi nous, en costume de ville, s’apostrophent et nous lancent dans l’histoire. On suit Bême, un adolescent qui se met soudainement à rendre copie blanche à tous ses devoirs sur table. Incompréhension des professeurs qui ne veulent pas pénaliser un élève doué et intelligent, parents désarmés qui cherchent des solutions, amis admiratifs d’un geste « poétique »… un ensemble de discours vient se nouer autour de cet acte de résistance à on ne sait trop quoi – et Bême l’ignore tout autant. Quelque chose résiste en lui, sans qu’il puisse vraiment l’expliquer. Il faut saluer la finesse de l’écriture, qui ne verse jamais d’un côté ou de l’autre : ni dans le sur-politique, ni dans un discours maladroit sur la maladie, la différence, l’intolérance etc. L’acte – ou plutôt le non-acte – de Bême est conservé dans son opacité première, on ne fait que tourner autour, tenter de se débattre avec, et il nous renvoie surtout à nos propres contradictions.Le jeu des points de vue
Quel plaisir alors de suivre la langue intelligente déployée par la pièce, où l’on sent bien la force du collectif dans la justesse des discours, des formules, des attitudes. Le spectacle, très modeste dans sa forme – trois comédiens, aucun costume, aucun décor, aucune musique et même aucun changement de lumière – nous offre un cadre privilégié pour écouter au mieux ce mélange de critiques, de doutes, de remises en question, d’inquiétude, de cas de conscience, et apprécier le jeu tout en finesse des trois comédiens, où chaque détail est soigné avec amour et délicatesse. Rien n’est en trop, et il faut saluer le jeu concernant les personnages adolescents, très éloigné du cliché et que l’on reconnaît seulement au rythme des voix pressées de s’exprimer ou bien à une certaine forme de timidité bravache. Les personnages (professeurs, amis, parents) circulent entre les trois comédiens de manière étonnamment fluide, sans signe donné clairement au public, mais nous ne nous perdons jamais – ni dans l’identification des rôles, ni dans le changement de scènes. Nous glissons avec douceur d’une situation à l’autre, et de même le personnage de Bême circule entre les comédiens sans s’incarner jamais tout à fait : ainsi il demeure jusqu’au bout un point noir, tout comme dans l’histoire où sa détermination est sans fondement. Il ne fait que remettre en question l’autorité, mais sans conviction politique, sans « message ». Et puis, ce qui ne gâche rien, le spectacle est aussi très drôle : il est très facile de reconnaître ses propres tares dans le comportement des élèves, des professeurs ou des parents, et de rire alors de notre rapport à l’autorité, de notre manière de nous conformer aux attentes.
Moment suspendu
Un petit spectacle étonnant et charmant, et très ambitieux dans le fond si la forme en est simple – une fois n’est pas coutume !
La pièce atteint son but en ouvrant pour nous une parenthèse de rêverie : en ne résolvant pas l’histoire de Bême, elle nous offre à réfléchir, tout comme l’attitude de Bême provoque dans son entourage une marée de réactions et de questionnements. Fidèle à son patronyme, la compagnie déplie chaque discours pour nous les offrir, avec patience et intelligence, et à rebours des clichés, mais elle ne nous offre aucune solution. Dans cet espace carré les questions ont pu rebondir sur nous, et nous repartons avec ce modèle absent, ce centre vide et inexplicable qui nous confronte à certaines angoisses lointaines : la page blanche, le silence à combler, le rien qui nous aspire et pointe du doigt l’absurdité de certaines constructions. Contre ce rien tous les personnages luttent comme ils le peuvent ; mais peut-être faudrait-il seulement se laisser aller, comme Bême, et regarder le ciel dans sa barque. Un petit spectacle étonnant et charmant, et très ambitieux dans le fond si la forme en est simple – une fois n’est pas coutume ! On se sent privilégié d’avoir assisté à ce petit bijou d’une heure, honnête, modeste, et profond.
- Le pas de Bême, création de la Compagnie Théâtre Déplié, mise en scène et écriture de Adrien Béal, jusqu’au 26 mai au Théâtre de la Tempête