Le philosophe le plus cité par ceux qui n’y connaissent rien en philosophie a connu une trajectoire particulière. Ses dernières années ont été marquées par de nombreuses crises de folie. Le dernier volume de sa correspondance publié aux éditions Bouquins revient sur ces crises de démence à travers un ensemble de lettres envoyé à sa mère et sa sœur. On découvre également les lettres de sa mère échangées avec l’un de ses amis, le professeur Overbeck.
Complément souhaitable aux Œuvres complètes de Nietzsche, ce livre récemment paru (chez Bouquins, collection « Document ») présente ses derniers écrits, ainsi que la correspondance de sa mère avec le professeur Franz Overbeck . Ancien collègue et ami proche, Franz était allé trouver Nietzsche à Turin (où s’est déclarée la crise de délire, au tournant des années 1888-1889) puis l’avait rapatrié à Bâle ou madame Nietzsche mère était allée chercher son fils pour le conduire en clinique psychiatrique à Iéna. Si le philosophe Nietzsche peut ressembler à un personnage mythique, Franziska sa mère permet de bien le rattacher à sa réalité.
Les derniers écrits d’un Nietzsche délirant donnent au livre son titre : « Billets de la folie ». On y trouve quelques morceaux de lettres, très courtes ; à l’exception de la dernière, destinée à un collègue. Nietzsche y prend la parole et signe ses lettres sous divers pseudonymes, dont Dionysos ainsi que Le Crucifié. On assimile souvent cette figure du « Crucifié » à celle du Christ directement : il faut dire que ni le nom du Christ ni aucune allusion à Jésus ne figurent dans les « Billets de la folie » : et cela justement car comme chacun sait, « Dieu est [déjà] mort ». Précisément le message du Surhomme nietzschéen n’est pas celui d’un Antéchrist mais surtout celui d’un Dionysos amélioré : une upgrade du personnage permettant, par exemple, de fonder une nouvelle religion — un énième schisme ? —, dont la différence serait qu’elle reposerait sur des valeurs dionysiaques. Cette différence éviterait ainsi à l’humanité upgradée (la Surhumanité ?) de se réaliser sans la morale des faibles, celle chrétienne qui n’aura su, d’après Nietzsche, par sa faiblesse qu’aboutir à des schismes qui n’amplifient pas la puissance de cette Église.
Nietzsche face à la famille
S’il est un point sur lequel ce livre donne des éclaircissements, c’est sur l’entourage de Nietzsche. À cette occasion, on peut constater la présence d’une mère aimante. La famille de Nietzsche se compose également de sa sœur, Elisabeth.
L’idée que la fin de l’œuvre de Nietzsche, ainsi que ses archives, ont été récupérées idéologiquement par sa sœur est très répandue. Néanmoins, celle-ci ne s’est véritablement tournée vers la gestion des affaires de son frère qu’après la mort de son mari. Ce dernier se serait suicidé après avoir été confronté à l’échec de la colonie suprématiste allemande qu’il était parti fonder au Paraguay. C’est suite à ce tragique accident que sa veuve s’est sentie chargée de la mémoire de son mari, ce qui passe par la perpétuation de ses idées. Paradoxalement, c’est ce surmenage qui la conduit également, de retour en Allemagne, à prendre en main les affaires de son frère. Elisabeth Nietzsche, munie de son idéologie pro-aryenne et de sa volonté de faire l’apologie de son mari, n’est cependant pas seule dans le projet de fonder un fonds d’archives recensant les documents de son frère. Enfin, il faut souligner que c’est précisément dans ce début de décennie 1890 que commence une véritable ébullition culturelle autour de Nietzsche en Allemagne.
Le dernier Nietzsche apparaît dans ce recueil comme le Malade imaginaire de Molière : ce qui compte, c’est l’environnement qui se met en place autour du malade.
Nietzsche face à la folie
Cette ébullition est liée à la détérioration de l’état de santé de Nietzsche. Son cas est l’occasion pour un suédois, Ola Hansson, d’écrire Friedrich Nietzsche, livre qui théorise l’idée selon laquelle la folie est une cause rationnelle du génie. On retrouve ainsi le topos du génie qui émerge au sein d’une famille à moitié folle.
Comment la folie de Nietzsche était-elle perçue ? On peut relever deux faits sociaux intéressants : il y a d’une part la gestion par le Dr Otto Binswanger, pour qui, à Iéna, Nietzsche n’était qu’un patient parmi tant d’autres. Selon lui, la maladie n’est que le prélude d’un décès certain mais à échéance imprévisible. D’autre part, Franziska Nietzsche ne cessait d’espérer et de s’en remettre à sa foi pour nourrir la croyance que son fils est dans une crise qui passera, et qui finalement ne serait pas si grave.
Nietzsche malade, le dernier Nietzsche apparaît dans ce recueil comme le Malade imaginaire de Molière : ce qui compte, c’est l’environnement qui se met en place autour du malade, lequel passe presque à l’arrière-plan de l’œuvre. Cela offre une belle manière d’en parler, de Nietzsche : sans lui.
- Franziska Nietzsche, Les Billets de la folie, traduit de l’allemand par Guillaume Ollendorf, Bouquins, « Document », Paris, 2023, 367 p.