Dans son essai Modernes Catacombes, Régis Debray réfléchit sur certains aspects de la littérature et rend hommage à des grands écrivains de son époque. Il explique pourquoi l’œuvre de ces hommes, trop tôt disparus, vivra bien longtemps.
« Le temps a ses vaincus, ceux qui lui courent après sur les covers, au hit-parade. Et ses vainqueurs, ceux qui lui tournent le dos, des gris artisans du mot juste. » Régis Debray ne s’avoue pas vaincu et court après la mémoire des grands écrivains de son temps. Il émet l’idée que leurs œuvres dépasseront leur époque, avec laquelle ils étaient en désaccord.
L’hommage qu’il rend à Julien Gracq est le plus représentatif de sa démarche. De son vivant, Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes, était invisible socialement. Paisible, il vivait dans sa campagne vendéenne. Mais selon Régis Debray, l’existence de Julien Gracq, littéraire cette fois-ci, va s’intensifier durant les siècles à venir. L’art de Gracq va à contre-courant d’une culture et d’une époque. L’œuvre de Gracq est géographique, portée sur la contemplation des paysages, quand la littérature occidentale est historique. Ses romans sont d’autant plus essentiels qu’ils sont écrits et lus à l’âge du cinéma, fondé sur le récit et le temps, « avec sa dramatique et ses fondus enchaînés. »
D’autres écrivains sont si vivants après leur mort, pour Régis Debray. Il pense à André Breton ou à l’espagnol Jorge Semprun, et à son œuvre qui porte sur le retard de l’individu face à son existence, sur ces souvenirs qui permettent de retrouver l’exactitude de la vie. « Comme si c’était toujours à la fin qu’on trouvait son début ».
L’originalité du livre réside dans la place qu’il donne au général De Gaulle, en tant qu’écrivain, ou plutôt comme créateur d’un mythe si puissant durant les Trente Glorieuses : la grandeur de la France retrouvée. Ce mythe est notamment fondé sur l’appel du 18 juin, qui aurait soulevé la Résistance française, et avec elle un vaste mouvement pour l’indépendance de la France face aux puissances extérieures. La réalité est toute autre : peu de Français ont répondu à l’appel de ce jeune général, isolé et faible face aux Alliés, seuls pilotes de la Libération. Le génie de De Gaulle est d’avoir réussi à unir la France, en plaçant ce mythe de la résistance nationale au-dessus des clivages et blessures.
De même, c’est d’abord à l’écrivain, et non au philosophe, que Régis Debray témoigne sa reconnaissance envers Jean-Paul Sartre. Il est un grand écrivain car il a su rendre le sensible intelligible comme personne hormis Proust. Les mots de Sartre ont réussi à faire parler un galet. Son écriture est spontanée et non rédigée, elle fait respirer la langue. Régis Debray souhaite se souvenir de Sartre le dramaturge, et de sa pièce intitulée Nekrassov, où le comique et la légèreté l’inscrivent dans la lignée des Ionesco, Feydeau et autres Molière.
Dans ce livre, rendu difficile à lire par le style imagé et cultivé de Régis Debray, des réflexions sur la forme littéraire se juxtaposent à d’autres sur les enjeux du théâtre. Au final, l’auteur plaide pour la littérature, comme puissance de dépaysement et d’évasion, afin de sortir, au moins symboliquement, de la crise d’une époque.