Lit-on les écrivains qui nous inspirent comme on traverse les photos d’un album familial ? Comment penser l’écriture de soi à partir de ces deux exercices ? Que peut le lecteur –écrivant à son tour – face à la superposition de ses mémoires textuelles et photographiques ? Deux livres d’Arnaud Genon, enseignant-chercheur et spécialiste de l’autofiction, prolongent l’exercice initié avec Tu vivras toujours (2016), roman autobiographique qui se confrontait à la perte de la mère et qui laisse désormais place à une double réflexion sur le rapport aux écrits et aux photographies des autres.
Dans Mes écrivains : une histoire très intime de la littérature ou pourquoi j’ai commencé à écrire, le titre et le sous-titre suffisent à éclairer le projet de Genon. Raconter les écrivains qui ont marqué son parcours de lecteur et plus ou moins initié son arrivée à l’écriture. Investir cet espace intermédiaire entre l’expérience fondatrice de la lecture et le passage ultérieur à l’écrit, lieu de croisement de mémoires intimes et littéraires. Le possessif « mes », repris et souligné dans la dédicace (« à mes écrivains »), est le signe d’une tentative d’appropriation. Mais possède-t-on vraiment les écrivains qu’on lit ? Que peut le lecteur face à l’écrivain qui le séduit, le fascine, voire le possède à son tour ? L’épigraphe empruntée à Claude Roy ne dit rien d’autre que la confusion qui naît de cette double possession : « je ne sais plus si j’ai eu le privilège de rencontrer des hommes qui me parlèrent comme de bons livres ou de croiser de bons livres qui se confièrent à moi comme des hommes ». Confidences recueillies à mi-chemin des écrivains et des œuvres : les rencontres des deux « me racontent », précise Genon dans son avant-propos. Ici, la lecture n’est plus un abandon mais un récit de soi dans le miroir brisé de ces rencontres.
Ravissement et recompositions du « je »
En treize chapitres brefs organisés suivant les dates de naissance des écrivains et non suivant l’ordre de leur découverte, le livre de Genon s’articule autour d’« une nouvelle temporalité ». Petites histoires d’un lecteur pris dans le grand espace littéraire. Dès le premier chapitre, consacré à Rousseau, la lecture s’apparente à une forme de ravissement : un jeune homme de vingt ans qui se prend « au ‘je’ de l’auteur » des Confessions, une professeure qui se confond avec le spectre de Mme de Warens, un exposé qui s’achève sur le souvenir d’une passion naissante. Exercice relevant à la fois du défi et de la quête de soi, la lecture déroule un univers d’émotions inédites. Les livres sont les « reliques » d’une autre époque. Entre les lieux de littérature et les fragments de mémoire, un lien se tisse au carrefour du vécu et de l’écrit, à l’image de la mère de Jacquou dans le roman éponyme d’Eugène Leroy dont le destin tragique fait écho à la figure maternelle. Progressivement, la lecture devient ce refuge indispensable qui repose sur la négation de la solitude, le partage d’une « étrange et insondable douleur », voire le rêve d’une réincarnation, à la suite d’Oscar Wilde, dans la peau d’un dandy.
La traversée de cette bibliothèque personnelle est l’occasion de remonter aux origines de la fascination en mettant des mots sur les signes de chaque découverte : « la mécanique scripturaire unique » de Serge Doubrovsky, le « sentiment d’urgence » qui précède la lecture d’Hervé Guibert, le « pouvoir effectif » des chansons de Morrissey. Un élément récurrent est la perception corporelle des textes. Travailler sur l’œuvre de Guibert, par exemple, revient à recompose[r] son corps artistique ». Explorer les expériences de dédoublement de Laurent Herrou, c’est reconnaître d’abord « la manière dont il faisait corps avec son œuvre ». Du corps de l’écrivain à celui du texte, il y a ce même effort de reconstruction, que ce soit aux frontières de l’individuel et du collectif, comme avec les écrits de Mathieu Simonet, ou entre la littérature et le politique, comme dans les romans d’Abdallah Taïa. Le dernier chapitre du livre déplace cet effort de reconstruction vers la question de la citation : souvenirs de phrases recopiées, notes éparses recueillies au fil des lectures. Les mots des autres nourrissent l’œuvre intime à venir. Ici, observe Genon, « l’écriture n’est qu’une manie, une lubie. Ce n’est pas une fin ». La citation, forme d’écriture sur les autres, est un chemin qui (ra)mène vers soi : le « je » est cet autre objet de fascination, point de retour ultime et inévitable du geste scriptural.
L’inconnu, le déchirement
D’un souvenir textuel à un autre, Mes écrivains éclaire les arcanes d’une mémoire iconographique à reconstruire : une photographie avec Doubrovsky retrouvée entre les pages de l’un de ses livres, une autre de Guibert comme une porte d’entrée à sa bibliothèque, une toile de Jean-François Millet sur la couverture de Jacquou le croquant. Dans Les Indices de l’oubli, cette dimension iconographique devient le point d’articulation de ce que Marta Caraion nomme dans sa préface une « archéologie familiale, photographique », inscrite dans une « tension de l’archivage et de la mémoration ». En plongeant dans l’album familial, Genon affronte l’inconnu sous ses diverses formes : portraits de lointains aïeux, indices de vies silencieuses, noms égarés ou effacés, existences oubliées et regards perdus. Ici, le récit n’a pas sa place, la temporalité est suspendue, les corps disparus n’ont point ou peu de repères. Seule reste cette tentative de lire les photos, d’interpréter « l’art fragile de la pose » ou le goût des mises en scène familiales. Au fil des pages, les bribes d’une histoire qui reste à écrire, à l’image de ces « torchères de puits de pétrole algériens », signes d’une géographie à la fois proche et lointaine, associée au travail du grand-père.
Là encore, la structure éclatée et les chapitres brefs donnent à lire une lutte ouverte avec la matière instable des souvenirs. Evoquant les photos de sa grand-mère, l’auteur note qu’elles déploient « une forme de résistance », érigent « un mur de verre », transparent mais infranchissable. Face à une photographie d’enfance de sa mère, c’est l’expérience de l’anachronisme troublant qui éloigne et défigure l’être cher. La mémoire photographique est le lieu d’un déchirement entre deux pôles irréconciliables : identification des visages et confusion des images, retrouvailles visuelles et ruptures temporelles, fragments de vie et hypothèses fictionnelles. Paroxysme de ce déchirement : la disparition de la photographie dans ces images dites « fantômes » ou l’échec des prises dans ces portraits ratés et déclassés. Dans le livre, l’absence de photos personnelles est compensée par les réalisations en noir et blanc du photographe Hugues Castan : clichés disposés en cercle sur un tapis, vitre embuée donnant sur un paysage flou, vélo abîmé au pied d’un arbre, mécanisme d’horlogerie pris dans un jeu d’ombre et de lumière. Les photos tentent à la fois de dire et de combler la perte, initiant ce dialogue silencieux entre le mot et l’image, entre la blessure et la trace.
Altérité et tentation fictionnelle
« Pourquoi les photos ? » est cette question récurrente qui traverse le livre de Genon. Pour y répondre, l’auteur appelle à la rescousse Maupassant, Proust, Barthes, Guibert et Georges Perros. Face à l’égarement photographique, le retour à la certitude du texte. Les fragments glanés chez les écrivains envahissent le terrain accidenté de la photographie. Ecrire sur et avec la matière des autres : un entrelacs de mémoires textuelles et photographiques livrées au regard du lecteur. Lucide, Genon constate que « les images ne se suffisent pas toujours à elles-mêmes ». La photographie demeure le lieu de l’insuffisance, du manque, de la perte irrémédiable, à l’image de ces « photos à blanc », sans pellicules, sans traces mais étrangement tenaces : hantise du souvenir appelant la mise en écrit de l’image mentale. Comme dans Mes écrivains, l’écriture finit par ramener l’auteur vers ce « je » inépuisable, toujours aux aguets, prêt à resurgir : « Regarder les photos un dimanche de novembre, c’est sortir de soi pour y revenir chargé de la conscience du temps, de l’éphémère, de la fragilité de la vie ». La confrontation avec la part inconnue des photos est l’occasion d’un dialogue avec l’altérité : ce moi « oublié ou enfoui » mais toujours retrouvé dans le jeu de l’écriture fragmentaire. Ecrire les photographies est cette « épreuve métaphysique » où le vertige du sens appelle celui de l’identité.
Confronté à ce vertige, que peut l’auteur sinon négocier avec la matérialité des traces, des restes et des indices ? On serait tenté de dire que cette négociation gagnerait à être déplacée vers le terrain de la fiction. Marta Caraion observe à juste titre que l’auteur « décide de rester en deçà de la tentation fictionnelle ». En effet, il y a dans Les Indices de l’oubli, comme dans Mes écrivains, le signe d’un empêchement, la trace d’une hésitation face à l’appel sous-jacent de la fiction. Emboîter le pas ou se détacher des écrivains ? Ecrire ou retarder la recomposition du roman familial ? Pour le moment, Genon semble s’en sortir en écrivant autour des textes et des photographies. S’agit-il ici d’une écriture du sillage qui repousse péniblement la tentation fictionnelle ou d’une expérimentation scripturale qui révèle habilement l’impossibilité de la fiction autobiographique ? Dans un entretien avec Franck Venaille en 1979, Georges Perec commente la genèse de W ou le souvenir d’enfance en ces termes : « Cette autobiographie de l’enfance s’est faite à partir de descriptions de photos, de photographies qui servaient de relais, de moyens d’approche d’une réalité dont j’affirmais que je n’avais pas le souvenir ». Les deux livres de Genon suggèrent que l’auteur semble tenir ces relais fragiles, ces moyens d’approche incertains dont la superposition annonce peut-être la promesse de l’œuvre à venir.
A propos de: Arnaud Genon, Mes écrivains. Editions Rémanence, 108 p., 12€
- Arnaud Genon, Les Indices de l’oubli. Editions de la Reine Blanche, 112 p., 12€