Une rocambolesque histoire – faut-il la croire ? Après tout, quelle importance ? – a fait parvenir jusqu’à nous, lecteur français de 2024, un manuscrit écrit par un auteur chinois reclus et inconnu dans son pays, relatant le parcours chaotique d’un pauvre migrant chinois pris dans les tourments des guerres sino-japonaises de la fin des années 1930. Mais cette histoire est bien plus universelle car Xie Feile, l’auteur du roman, écrit sur quelque chose qui va au-delà de la simple errance, de la pauvreté, de la vengeance, de l’amour, du dégoût – il parle de l’intervalle entre la terre et le ciel, et de l’humain qui y cherche sa place.

Xie Feile, Les Noces de terre

Le lecteur, très tôt, est mis en garde : par l’intermédiaire d’un narrateur qui n’aura jamais de nom – comme pour l’universaliser, pour en faire le représentant de tous les hommes – le voici plongé dans « l’abomination » totale. « Rendre joli, je ne saurai pas faire » prévient le narrateur. L’occasion, dès le premier paragraphe, de se rendre compte du style si particulier de ce roman singulier. L’auteur voue une admiration à Louis-Ferdinand Céline (la légende raconte qu’insatisfait de la traduction en mandarin du Voyage au bout de la nuit, il a lui-même envisagé sa propre traduction), ce qui se perçoit dans sa façon d’écrire. Le « rendu émotif », tel que Céline lui-même avait tenté de le théoriser et le mettre en scène dans Entretiens avec le professeur Y, est l’obsession de Xie Feile. « C’est ça le problème de la littérature. Personne n’écrit comme la pensée file. » Ici, pas de phrases à rallonge, pas de recherche syntaxique maniérée et pompeuse, pas de vocabulaire scientifique pour décrire froidement, de façon chirurgicale, une action. Au contraire, ce qui se trouve sur la page, c’est la giclée de sang après le passage du scalpel, c’est toute l’immédiateté de la pensée, sans le filtre de l’éducation. 

Le roman de l’humanité primitive

Le narrateur est un travailleur agricole qui chemine de village en village, parmi les pauvres et les vagabonds, tiraillé par la faim, à la recherche d’un travail. Qu’importe qu’il soit avilissant, dangereux et mal payé. Le narrateur n’est qu’un esclave parmi tant d’autres, et la seule chose qu’il désire, c’est d’être moins misérable qu’un chien. Comment parlent les illettrés, les pauvres, ceux qui ne sont rien ? Ils parlent à l’instinct, ils parlent non avec leur cerveau mais avec leur âme et leurs tripes. Les noces de terre, à bien des égards – et, en premier lieu, stylistique – est un roman des tripes, un roman qui fait la part belle à ce qu’il y a à l’intérieur de nous-mêmes, les bas instincts comme les choses mal digérées, tout ce qui n’est enrobé ni enjolivé par la civilisation, la connaissance, la raison. C’est le roman de l’humanité la plus primitive. 

Mais ceci évolue car le narrateur va, au contact d’un jeune garçon décrit comme un être pur, « la bonté même », apprendre à lire et écrire. Grâce à lui, à cette intervention quasi divine, le narrateur va s’extirper progressivement de la boue qu’il remue pourtant sans cesse, et la langue, alors, va peu à peu changer, évoluer – grandir. Apparaissent des éclats poétiques de toute beauté. Apparaissent des élans lyriques, des formules sublimes. La grâce ! Même si, autour du narrateur, tout est contaminé, décompo...