Dans un film en partie autobiographique, Robin Campillo évoque les derniers mois d’une base militaire française à Madagascar, au début des années 1970, en adoptant le point de vue de l’enfant qu’il était. Film chatoyant, L’île rouge mêle le drame collectif au parcours intime dans un récit intriguant et complexe, qui place le spectateur face à l’inconfortable question de la mémoire coloniale.
Madagascar, 1971. La famille Lopez, installée sur la base 181, vit dans le plus beau pays du monde. Le père, Robert Lopez (Quim Gutierrez), officier un peu macho au fort accent espagnol, est le pilier de cette famille dont le quotidien est rythmé par les opérations militaires. Sur l’île rouge la vie est douce, le ciel limpide, les paysages sublimes – on se croirait perpétuellement en vacances. Tous sentent bien pourtant que leur rêve est sur le point de s’achever. Les tensions se multiplient : politiques, entre les colons et les locaux au gré de révoltes et de répressions évoquées en arrière-plan ; conjugales au sein de ce couple de plus en plus distant. Une ambiance de fin de monde plane sur l’île et ronge au cœur ses occupants.
Une île fantasme
C’est par le regard de Thomas (Charlie Vauselle), le petit dernier de la famille, qu’on suit la vie quotidienne de la colonie. Le jeune garçon fouine partout, il a « l’œil qui traîne » comme dit sa mère : entre les interstices du petit cabanon où il se réfugie près de la piscine, parmi les branchages de l’« arbre aux amoureux », à travers les fenêtres, la nuit. Avec son amie Suzanne, écolière malgache et fille du cuisinier du mess des officiers, ils inventent des scénarios à propos des adultes qui les entourent. Thomas épie leurs gestes, voit les choses qu’ils voudraient cacher, leurs désarrois et leurs inquiétudes. Et quand il lève vers sa mère Colette (Nadia Tereszkiewicz) ses yeux immenses, quelque chose de leur mélancolie commune passe dans leurs regards.
Le regard du jeune Thomas dans le film est celui du fantasme et de l’imagination, des idées qu’on se forme quand on est enfant et du prisme déformant des souvenirs. Au ras du sol, il voit des choses auxquelles les autres ne prêtent pas attention. Les graviers devant le mess, à ses yeux les plus beaux graviers du monde, deviennent des gemmes transparentes, filmées au ralenti dans une débauche de scintillements. La fenêtre dépolie de la porte du salon transforme les adultes qui dansent derrière en masses de couleurs flottantes. Et quand son père ramène d’un marché malgache une table en aragonite, la pierre précieuse de Madagascar, il en suit du doigt les taches et les nervures, qui se confondent avec les paysages de l’île, vus depuis les avions d’où l’on largue les parachutistes. Les histoires de Fantômette, que le garçon lit avec avidité dans ses romans de poche, donnent lieu à des séquences animées absolument brillantes, où la malicieuse héroïne (l’hilarante Calissa Oskal-Ool) défait des malfrats lourdauds qui portent d’inquiétants masques de carton. Le mélange des décors en maquette et d’une Fantômette en prise de vue réelle rend un effet troublant, entre le cartoon et le cauchemar. Le lien entre ces intermèdes bizarres et le quotidien de la colonie est volontairement distant — dans l’esprit de l’enfant, ces deux mondes cohabitent et se font mystérieusement réponse.
Le temps béni
Robin Campillo se sert de sa vie pour raconter l’atmosphère de cette colonie, à la veille de son démantèlement.
La question du traitement de la colonisation se pose à chaque instant du long-métrage – on peut certes difficilement en faire l’économie. Comment le film s’en débrouille-t-il ? Robin Campillo raconte évidemment sa vie, ou plutôt – parce que la distinction importe – il se sert de sa vie pour raconter l’atmosphère de cette colonie, à la veille de son démantèlement. On pourrait penser que le prisme autobiographique, et le regard de l’enfant, nous priverait d’une véritable analyse des enjeux coloniaux, et par certains aspects c’est un peu ce qu’il se passe. Thomas ne comprend guère ce qui cloche, dans le fil de son quotidien. Les bizarreries qu’il remarque sont prises tantôt dans le paradigme de l’enquête policière à la Fantômette, tantôt dans celui de l’enfance confrontée au monde inquiétant des adultes. Mais l’œil qui traîne, justement parce qu’il s’en tient à des impressions détachées, parce qu’il relève, fonctionne comme l’objectif intrusif d’une caméra, traquant les dérèglements les plus minimes. Un militaire s’est amouraché d’une jeune Malgache : Thomas est là, qui regarde, quand un prêtre propose au jeune homme un exorcisme pour le débarrasser de l’envoûtement que lui aurait lancé la séductrice ; c’est encore Thomas qui, à travers la fenêtre, assiste à la visite médicale du militaire ; il est encore là, tapi dans l’ombre, pour assister au dernier slow du couple interdit, à la veille du départ de l’armée française. Ce regard s’incruste et capte, inlassablement, ce qui aux yeux de l’enfant ressemble à un complot des grandes personnes, et dont la signification lui échappe.
La colonisation ne se révèle ainsi que par touches, par bribes. C’est un domestique qu’on rabroue au milieu de la fête parce qu’il veut ranger un tuyau d’arrosage qui traîne. Ce sont les prostituées qui attaquent une caserne en représailles des brutalités des militaires. C’est aussi ce motif de la toile de parachute qu’on plie inlassablement, et qui sans cesse se déploie par colonnes entières dans le ciel de l’île. Dans la salle du mess, le soir après le service, deux jeunes Malgaches regardent sur une affiche l’île de Madagascar couverte de parachutes comme d’un immense linceul. On pourra déplorer peut-être que la représentation des autochtones et de leurs luttes soit encore si discrète. Derrière un drame familial pas si original (le divorce de Colette et Robert est fortement suggéré), les luttes des autochtones pâlissent un peu et s’en tiennent à un sage arrière-plan. Et ce n’est que dans les dernières minutes du film, alors que les Français partent déjà, que les Malgaches deviennent brièvement maîtres de leur destin, par leurs chants, par les discours et les slogans qu’ils entonnent, comme un tardif et anecdotique rattrapage.
L’île rouge, un film de Robin Campillo. En salles le 31 mai 2023.