Né en Chine en 1914, Lucien Bodard est récompensé par le prix Goncourt en 1981 pour Anne Marie et le Prix interallié en 1973 pour Monsieur le Consul. Après une vie alimentée de journalisme, tenu aux faits des divers conflits mondiaux en tant que correspondant, ce n’est qu’à l’âge de 60 ans, après avoir écrit moult chroniques et articles à succès, qu’il commence sa carrière d’écrivain, retentissante également. Les écrits bodardiens, quels qu’ils soient, se caractérisent par les connaissances profondes de leur créateur.
Parmi ses textes, parfois autobiographiques mais aussi fictionnels, il s’agit de s’intéresser à cet incroyable roman à la fois historique, érotique et fantastique qu’est La Vallée des roses. Si celui-ci n’obtient aucun prix lors de sa parution en 1977, il retient l’attention par l’histoire qu’il raconte et l’extrême férocité qui l’enrobe.
Se basant sur la réalité du sort des concubines impériales du XIXᵉ siècle, l’écrivain compose un véritable récit d’aventure, d’une cruauté et d’une violence inouïes. Manipulation, torture et emprise habitent ce livre qui se déroule, en sa première partie, uniquement entre les murs de la Cité Interdite. La totalité de la seconde se passe à l’extérieur, en pleine guerre de l’Opium qui oppose la Chine aux barbaries des armées britannique et française. On sait qu’une défaite s’ensuit en 1860, marquée par la signature du traité de Pékin.
Une cruauté créatrice
C’est une virée aussi romanesque qu’historique entre les murs mystérieux et sacrés. Les méchancetés de ces deux personnages se confondent pour donner lieu à une relation unique, à la fois complice et basée sur la manipulation et le mensonge. On découvre qu’il s’agit d’un véritable village dans lequel est confiné l’entourage de l’empereur, sous son emprise, notamment les concubines. Le livre en raconte le traitement et l’ambition, de leur sélection, par la douairière, à leur entrée dans le palais, afin d’avoir le « privilège » d’être choisie par l’empereur et d’engendrer le « fils du ciel ».
La cruauté comme mantra, c’est ce qui Yi retient et applique afin d’accéder au rôle suprême à son tour.
Telle est la volonté de Yi, personnage qui porte les quelque 500 pages du livre, hautement inspirée par l’impératrice Cixi. Jeune, jolie, et surtout vierge ; pourtant destinée à la banalité du mariage des jeunes filles de son rang, elle se « propose » à ce concours, pressentant qu’une autre destinée l’attend. Elle est guidée par la figure sans pitié de l’impératrice Wou-Chei, dont l’influence et le pouvoir durent en plein VIᵉ siècle, qui pourtant, ne le réservait aucunement aux femmes. La cruauté comme mantra, c’est ce qui Yi retient et applique afin d’accéder au rôle suprême à son tour.
En outre, la personnalité de l’empereur à conquérir est tout à fait effrayante. Hieng-fong, inspiré par l’empereur Xianfeng, qualifié de pédéraste, alcoolique, totalement débauché, organisateur d’orgies – les seules permettant de donner du sens à son pouvoir – rejette ses responsabilités. Sa mère, la douairière, outrée par son fils, tente de le « récupérer » à travers le concubinat pour assurer la survie du pouvoir en place.
Les méchancetés de ces deux personnages se confondent pour donner lieu à une relation unique, à la fois complice et basée sur la manipulation et le mensonge. Le lecteur se retrouve embarqué dans le jeu pervers qu’unit deux êtres avides de domination et qui, pourtant, raconte l’époque d’un règne.
« N’exagérez pas. Au fond, qu’ai-je à faire de vos sentiments ? Le moment venu, vous contribuerez peut-être à ma mort, tout comme mes mignons qui se pâment d’amour devant moi. Mais, encore mieux qu’eux, vous savez faire semblant d’être dévouée et charitable. Et puis surtout, vous m’avez démontré votre utilité pour les heures des ténèbres cauchemardesques. Cela suffit. Je vous déclare ma favorite, mon homme vigile. »
Le sexe dans tous ses états
Le lecteur suit l’évolution de Yi, qui une fois sélectionnée attend longuement, confinée. À partir de là, le texte opère un virage sensuel. La jeune femme, qui meurt d’ennui, découvre son corps à l’aide d’un castrat. Leur relation devient déterminante pour lui permettre de mener à bien son ascension. La découverte des plaisirs de la chair et de l’étourdissement de la jouissance la transforment. Elle comprend peu à peu la manière dont elle va parvenir à ses fins même si la teneur de son sacrifice dépasse ce qu’elle imaginait.
« Yi repose, ses membres calmés cessant de s’agiter, ses yeux complètement clos : un cadavre de joie. Assouvissement si complet que sa vie est comme une mort bienfaisante. Sa respiration rapide ralentit de plus en plus et semble cesser. Plus de sang battant dans ses artères, plus de cœur cognant à grands coups vitaux, plus de souffle entre ses lèvres. Elle reste ainsi, au-delà de toute existence, quelques minutes, dans ses rêves ravissants, les rêves promis par Ngan Te-hai. Rêves où tout l’univers de la chair s’ouvre à elle, comme un lotus ouvre ses corolles à la volupté solaire. »
Ce roman fait partie des rares à traiter du « pegging », ici pour accéder au pouvoir dans un contexte historique déterminé. Dans sa prostitution assumée, la détermination de cette jeune femme épate autant qu’elle dégoûte. Serait-elle pire que l’empereur ? Le concours de leurs vices tient le lecteur – jusqu’où vont-ils aller ? – et le pouvoir de ces deux personnages se manifeste, sans surprise, par la domination sexuelle.
« Elle se promet, elle qui n’a connu que les dégradations, que la lie des outrages, lorsque son corps prostitué sera devenu, par une métamorphose prodigieuse, l’arche sacrée du Pouvoir céleste, de s’adonner, pour le seul délice de son sang chaud et de ses sens, aux voluptés les plus ardentes, les plus subtiles, les plus délicatement ingénieuses, cruelles aussi, mais de sa cruauté à elle, suavement perverse. »
Le sexe est partout, dans tous ses états, il est l’outil de la manipulation et du pouvoir permettant une emprise directe. Toutefois, il sert aussi, et presque heureusement, le plaisir. Yi finit par retrouver son fiancé avec lequel elle connaît une relation charnelle sincère. On note que si le sexe est la manifestation de la dérive, voire de l’abandon, de l’empereur, il sert a contrario l’ambition de sa future rivale. D’un côté il détruit, de l’autre il construit. Ce sont des pages qui renseignent sur la manière dont le sexe peut révéler ou consumer un être et la plume bodardienne en dépeint les stratagèmes les plus élaborés, osant le kitsch, pour marquer son lectorat d’images ineffaçables.
Pendant ce temps-là, la guerre approche et des tortures, d’un autre genre, s’installent.
- Lucien Bodard, La Vallée des roses, Les cahiers rouges, Grasset 2024.