Dans Ma Vie Ma Gueule, Agnès Jaoui est Barbie Bichette, publicitaire dépressive assortie de deux enfants distants et d’une radicale inadéquation à l’existence. L’ultime fugue de Sophie Fillières résonne drolatique et inquiétante comme le font, font, font les meilleures comptines.
Ma vie ma gueule est le film posthume de Sophie Fillières. En tant que tel, il est insituable : les dernières œuvres sont inévitablement reçues comme une synthèse et un testament, à la fois contraction du travail antérieur et legs. L’exercice de l’écriture critique gagne en difficulté. Le film étudié devient un symbole à deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre vers un futur impossible, celui des œuvres qui n’existeront plus. Dans le cas de Ma Vie ma gueule, l’ambiguïté est d’autant plus probante que Sophie Fillières savait sa mort prochaine et que la postproduction a été réalisée après son décès par ses deux enfants, Agathe et Adam Bonitzer.
Mou-rir(e) dans sa barb(ichette)
L’image du janus bifrons se prête plus largement à un cinéma hanté par la répétition. Cet ingrédient du comique de gags est à ce point indissociable de l’œuvre de Sophie Fillières qu’on pourrait dire que celle-ci est comique non pas juste parce qu’elle fait rire (ce qui serait déjà beaucoup) mais parce qu’elle n’existerait pas sans lui. Le principe de répétition opère au sein des titres (par exemple Un Chat un chat ; La Belle et la belle), des récits (chacun de ces deux films confronte deux femmes d’âges différents qui nouent une improbable amitié), des types de scènes (adieux et rencontres dans les transports en commun), des plans (robinets ouverts puis fermés), d’un film à l’autre ou au sein d’un même film. Ce cinéma est intensément verbal non pas (seulement) en raison de ses dialogues absurdes mais parce qu’il est structuré selon une grammaire possédant ses règles, à l’instar d’un calembour visuel. Dans une même terre riche d’humour noir, se creusent de manière sérielle des excavations drolatiques et morbides, à la fois semis et tombeaux.
Dans Ma vie ma gueule, Agnès Jaoui s’appelle Barberie Bichette, Barbie pour les intimes. Barbie Bichette, ça ressemble à Sophie Fillières car ces mots se terminent et commencent par la répétition d’une même syllabe, « bi/bi » et « phi/fi ». Le principe de répétition empêche la rupture, comble le manque (ici le blanc typographique, ailleurs la solitude, partout la détresse). Barbie Bichette, ça donne « barbichette ». Reste à savoir ce que signifierait « sophillière » ou « sofillière ». Une intelligence artificielle à qui la question fut posée propose la distinction suivante : « “Sofillière” pourrait désigner un espace doux et accessible où la sagesse est partagée, ou bien une personne sage, mais humble dans sa manière d’incarner ou de transmettre le savoir. Le mot semble suggérer une forme de sagesse plus intuitive et naturelle, contrairement à “Sophillière” qui pourrait être plus formel ou institutionnel. » Quant au mot « barbichette », il évoque plus nettement le jeu qui consiste à se tenir le menton dans un-tête-à-tête statique et coi après avoir chanté la formule rituelle : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette ; le premier de nous deux qui rira aura une tapette. » La vie passe plus vite si l’on « pince-sans-rire », selon cette combinaison de drôlerie et de sérieux à laquelle s’entendent bien les comédiennes de Sophie Fillières.
L’œuvre de Sophie Fillières s’envisage comme une anthropologi...