Spécialiste reconnu de l’animation en stop motion, Phil Tippett fait son grand retour avec un projet de longue date. Dans Mad God, il offre une vertigineuse plongée au cœur de son imaginaire tourmenté, peuplé d’une galerie de créatures monstrueuses et hanté par la violence du monde.
Au bout d’un fil, une cloche de plongée s’enfonce lentement dans les profondeurs d’un monde infernal. Des décors se succèdent : ville futuriste hérissée de canons anti-aériens, visions d’ossements de bêtes préhistoriques, statues de pierre de civilisations disparues. Au terme de sa descente, un mystérieux personnage émerge de l’appareil, enveloppé dans un lourd manteau, le visage dissimulé par un masque à gaz et tenant à la main une mallette. Commence alors pour lui un dangereux périple à travers des terres désolées, où de sinistres formes de vie s’entredévorent dans une lutte continuelle. Le sens de cette quête n’a rien de clair. Et de fait, dans ce film d’animation non dialogué, labyrinthique, horrifique et pessimiste jusqu’au nihilisme, il semble que le réalisateur se plaise à perdre le spectateur. La quête d’un sens ou d’un propos se heurte souvent à la violence gratuite, à l’écœurement et au silence. C’est en vain qu’on s’efforcerait de dénicher toutes les inspirations du film — des paysages lunaires de Mœbius aux créatures d’Alien, en passant par la tradition du Kaijū japonais et les propres créations de Tippett et de ses prédécesseurs. Le spécialiste des effets visuels a réuni dans ce projet un prodigieux échantillon de son grouillant imaginaire, en une galerie si personnelle qu’elle assimile toutes les créatures, tous les emprunts à toutes les imageries de monstres et les condense dans son propre freak show intérieur.
Matière animée
Les créatures qui se présentent à l’écran, à l’image des décors sur lesquels elles se détachent, ont des textures, des formes, des irrégularités qui les font paraître tangibles. Le soin donné au travail sonore amplifie cette impression de matérialité des créatures et du décor : les pas des monstres résonnent lourdement sur le sol, et les dalles font en se déplaçant un raclement sonore. Phil Tippett ne fait grâce au spectateur ni du gargouillis d’un sang épais se déversant à bouillons sur le carrelage d’une salle d’opération macabre, ni de la pelletée de terre s’aplatissant sur un tas de boue avec un floc humide, ou venant barbouiller l’objectif de la caméra. La barrière de l’écran est d’ailleurs plus d’une fois franchie par le passage agressif d’une lanterne qui vient nous aveugler, nous plaçant dans la position du personnage traqué. Cet attachement à la dimension matérielle prend tout son sens dans la perspective d’un film en stop motion, où décors comme créatures sont réalisés sous forme de maquettes et animés manuellement. Et si l’illusion fonctionne, il semble que le réalisateur prenne un certain plaisir à la lever lui-même, et à nous faire sentir l’envers du décor et le point de vue de l’animateur. Les jeux d’échelle sont au centre du travail d’invention. Le même décor peut sembler, d’un plan à l’autre, soit gigantesque, soit miniature, et les figures humaines qui y circulent n’aident pas à rendre aux choses leurs proportions, bien au contraire. Ainsi de ce passage où le protagoniste traverse un hall immense, où des géants assis sur de grands sièges percés subissent continuellement le supplice de la chaise électrique. Du trou de la chaise s’écoulent de lourds jets d’un liquide blanc et gluant, véritable torrent à l’échelle du petit personnage qui passe au pied des chaises monumentales. Dans une autre scène, un hôpital s’ouvre par l’arrière comme une maison de poupée, et la caméra s’approche lentement d’une des chambres visibles en coupe, où sur un lit miniature se tortille un patient minuscule. Le film intercale des passages où des acteurs apparaissent à l’écran, mais ces moments réalistes ne se distinguent guère des passages animés : on croirait les acteurs pris eux-mêmes dans l’envahissant paradigme de la miniature.
Dieu de colère
La construction toute verticale du film suppose un écoulement continu des fluides, tous impurs et corrompus, vers le fond de ce monde souterrain.
Mad God s’ouvre, dans une impressionnante scène pré-générique, comme un péplum biblique. Sur fond de cuivres tonitruants, aux cris d’une foule de fidèles en liesse, une tour de Babel en carton-pâte se dresse devant un immense soleil rouge. Au sommet de la tour, une silhouette spectrale agite les bras vers le ciel, et des nuages noirs envahissent l’écran, noyant la tour dans un déchainement d’éclairs. À l’écran défile alors, rythmée par des chœurs apocalyptiques, la litanie des menaces et des malédictions d’une divinité furieuse, toutes tirées du Lévitique : Je marcherai contre vous avec fureur et je vous châtierai sept fois plus à cause de vos péchés, Vous mangerez la chair de vos fils et la chair de vos filles, etc. Le mad god, le dieu furieux du titre, c’est donc d’abord le dieu de l’Ancien Testament, dieu de vengeance et de colère. Le titre, dans sa puissance évocatrice, ne cesse d’opérer sur toute la durée du film qui paraît déployer dans plusieurs directions l’idée initiale d’une divinité courroucée contre sa créature. À cet égard, tout le passage à propos des créatures que le réalisateur nomme affectueusement les shitmen est un développement sur ce thème. Fabriqués à la chaîne, jetés dans d’inhumaines corvées, ces êtres chétifs, sans visage et aux corps filandreux souffrent toutes les morts, subissent tous les esclavages, sous le regard démultiplié d’un monstrueux dieu bébé qui babille continuellement.
Dans son évocation des malheurs de l’humanité Phil Tippett en revient souvent à la guerre et particulièrement aux guerres modernes, et Mad God peut en un sens se vivre comme une relecture sur le mode cauchemardesque des horreurs du XXe siècle – combats perpétuels, bombardements atomiques, charniers de la Shoah. Mais c’est bien dans le travail d’invention pure que le film se distingue. À la descente aux enfers initiale d’un personnage plongé toujours plus profond dans un monde-monstre qu’il doit détruire (dans les crédits du film, ce personnage est nommé « L’Assassin ») se superpose bientôt le motif de la création alchimique. La construction toute verticale du film suppose un écoulement continu des fluides, tous impurs et corrompus, vers le fond de ce monde souterrain. Dans les profondeurs du gouffre cependant un étrange sorcier recueille les liquides. L’antre de ce magicien difforme résonne du tic-tac infernal de dizaines de pendules, et le mouvement brusque des aiguilles sur les cadrans n’est pas sans évoquer le fonctionnement même du stop motion, tout en saccades. Ayant recueilli les plus noirs liquides, l’alchimiste les passe dans son alambic, les fait fondre dans son creuset, les broie dans un mortier et en retire une poudre brillante. Jetée dans l’aveuglant fourneau du fond de sa caverne, la poudre explose et provoque une réaction chimique. Dans d’affreuses convulsions un nouveau monde se forme, de nouvelles créations secouées des mêmes spasmes, travaillées de la même violence aveugle.
Mad God, un film de Phil Tippett. En salles le 26 avril 2023.