« Chante, Muse, la colère d’Achille… » : ainsi s’ouvrait l’Iliade, épopée de la guerre de Troie et récit fondateur de la littérature occidentale. À en croire Homère, son auteur, l’œuvre tout entière a pour seul objet ce héros mythique, à qui les Achéens doivent autant leurs pertes innombrables que leur victoire finale ; et pourtant, jamais l’Iliade ne parle-t-elle véritablement de lui – de son passé, son histoire, son enfance… C’est de ce vide « fertile » qu’en 2011, Madeline Miller tire son premier roman : Le Chant d’Achille (Song of Achilles), #1 New York Times bestseller et lauréat du Baileys Women’s Prize for Fiction 2012. Tributaire du regain d’intérêt récent pour les adaptations modernes de mythes antiques, la romancière américaine nous replonge avec finesse et subtilité dans la genèse peu connue du héros – et en particulier dans sa relation fusionnelle avec son compagnon, Patrocle.
Un pari pourtant loin d’être gagné d’avance. Malgré cet intérêt croissant, la simple réécriture d’un mythe est une entreprise plus risquée que sa recréation totale, sa transfiguration complète et son intégration dans un récit pleinement nouveau. Les amateurs du mythe original pourraient regretter le modèle, selon eux bradé et terni ; et ceux qui y sont étrangers manqueraient sans doute de repères. Sans compter que l’attrait moderne pour les épopées d’autrefois découle souvent moins d’un goût du sensible, de l’anecdote ou de l’introspection, que d’une fascination pour le spectaculaire. Si les héros nous font rêver, c’est qu’ils ne sont pas nous ; pourquoi, alors, plaquer sur eux une fragilité trop humaine ? Pourquoi préférer le tangible, le quotidien, le prosaïque, au sublime et au merveilleux ? L’intime plaît moins que le grandiose ; et le simple a vite fait de devenir banal.
Un épique sans épos
Or paradoxalement, ce qui sauve Madeleine Miller du banal, c’est justement son refus du spectaculaire – un refus qui ne prive en rien le mythe de sa saveur et de sa force d’évocation. Car si l’autrice se détourne la plupart du temps de ce grandiose classique, elle ne renonce pas pour autant à faire de l’histoire qu’elle raconte un hapax, la rencontre unique et sublime de deux êtres qui le sont tout autant. Miller rejette moins l’épique que l’épos, c’est-à-dire le style épique en tant que tel, la posture d’un poète inspiré par des dieux dont la grandeur justifie sa grandiloquence. Elle se refuse, avec une humilité admirable, à devenir elle-même le personnage principal de son œuvre, au contraire de l’aède antique qui, in fine, se mettait, lui, avant tout autre, en scène. Le muthos, c’est-à-dire l’histoire, est le récit que décident d’en faire ses protagonistes. Là où l’Iliade était le chant d’Homère, le roman de Miller n’est au fond que le chant d’Achille.
Changer de point de vue : un pari gagnant ?
Ou plutôt, le chant de Patrocle. Et c’est bien là tout le paradoxe : alors qu’Achille reste le personnage central du roman, que c’est à lui et ses haut-faits que tient la renommée du mythe, c’est à son compagnon qu’est donnée la parole, lui qu’on croyait si réservé, si taciturne et toujours réfugié dans l’ombre du héros. Or si l’on pourrait croire ce choix motivé par un seul souci de cohérence narrative (le chant serait un hommage rendu post-mortem), les destins d’Achille et Patrocle n’ont pas changé depuis Homère : le second est voué à mourir bien avant le premier, et ne saurait raconter une histoire qu’il n’a lui-même que partiellement vécue. Non, l’inversion est purement poétique : elle participe de l’entreprise d’actualisation, d’humanisation qui fait la beauté du roman – au faible prix d’un peu de réalisme. Et, du reste, Patrocle lui-même ne prétend pas créer l’illusion parfaite du réel ; ses auto-commentaires fréquents, qui vont jusqu’à une adresse directe au lecteur (« Peut-être allez-vous me trouver stupide de ne pas avoir vu venir ce qui arriva alors »[1]), rappellent régulièrement que le mythe n’est qu’un mythe, que le chant n’est qu’un chant et que c’est son destinataire qui lui fait prendre vie.
Le sentiment sans sentimentalisme : une poétique de la retenue
Ni pathos, ni froideur : c’est l’ambition du livre, et un objectif largement atteint. Car, si Patrocle commente, il ne décrit guère que ce qu’il perçoit, sans filtre, sans fioritures ; si le lecteur voit à travers ses yeux, l’important reste ce qu’il voit.
Mais assumer une énonciation subjective, donner au narrateur-personnage le droit de dire « je » et « tu », ne revient pas pour autant à ouvrir la porte à un lyrisme dégoulinant – du moins, pas chez Madeline Miller. Ni pathos, ni froideur : c’est l’ambition du livre, et un objectif largement atteint. Car, si Patrocle commente, il ne décrit guère que ce qu’il perçoit, sans filtre, sans fioritures ; si le lecteur voit à travers ses yeux, l’important reste ce qu’il voit. Il est un médium plus qu’un interprète ; un prisme nécessairement déformant, mais qui ne fait guère que réfracter la lumière. C’est ce que traduit la substitution régulière à l’analyse de la description pure ; l’autrice n’hésite pas à entrecouper les passages de dialogues de détails en apparence insignifiants. Alors qu’Achille et Patrocle discutent nonchalamment de la nostalgie de leur vie passée, quelques mots sans rapport viennent rompre le fil de la conversation : « Au contact de notre peau, la brise était fraîche »[2]. De même, l’omniprésence du motif du soleil pose question, et ouvre la voie à nombre d’interprétations possibles (charme aveuglant d’Achille, éclat de la gloire qui l’attend…). Par ces pseudo-métaphores incongrues, Miller singularise son roman sans le compliquer ; et elle rend aussi parlant qu’hermétique le tableau qui s’esquisse, coup de pinceau après coup de pinceau.
Une histoire d’amour sans tabou, des relations sans étiquette
Or dire qu’il n’y a pas d’analyse, c’est sous-entendre l’absence de toute catégorisation. Et c’est sans doute là la plus grande force du roman ; c’est là toute la finesse du traitement qui y est fait du lien unique entre Achille et Patrocle. Rompant avec une tradition qui, mal-à-l’aise, en fait tantôt de « bons amis », tantôt même des cousins (c’est le cas du film Troie de Petersen), Madeline Miller assume pleinement la dimension érotique de leur relation ; et, pour autant, il n’est jamais question de l’inscrire, par pudeur, dans le cadre d’un couple clairement identifiable. Achille et Patrocle sont amis, amants, âmes sœurs, au gré des courants fluctuants qui sont le propre de toute relation humaine.
À cet égard, le point d’orgue du roman est probablement la toute première scène d’amour entre les deux héros, encore adolescents, dans l’antre isolé du centaure Chiron. Non contente de complexifier la vision caricaturale d’un demi-dieu tout en force et en assurance, elle est surtout l’exemple le plus brillant de cette « poétique de la retenue ». Une fois de plus, l’autrice dédaigne le spectaculaire et les descriptions-fleuves : ce qui se joue alors est au-delà du concept, au-delà de la rationalité, et nul ne saurait le comprendre qu’eux – l’artiste ne peut qu’observer, en silence, une scène trop organique, trop évidente pour se laisser saisir. Elle ne se permet que des phrases très courtes, et multiplie les comparaisons à la fois stéréotypées et justes, comme celle de la fleur, à laquelle – exploit notable – elle redonne quelque sens. Rien n’est décrit clairement, moins par pudeur que par indifférence : quel intérêt esthétique y aurait-il à définir ce qui n’est qu’un sublime éveil à l’autre ? L’homosexualité n’a aucune importance : elle n’est qu’un prétexte à la déconstruction d’une sexualité schématique, l’expression d’une vérité archaïque, intemporelle et irréductible au « jeu de rôle » quasi-pornographique dans laquelle on voudrait la faire tomber.
Alors, Le Chant d’Achille vaut-il le coup ? Oui, Madeline Miller s’abandonne par moments – rarement, du reste – aux bons sentiments de la teen romance ; oui, l’esthétique de la comparaison tend à s’essouffler sur la fin ; et oui, on aurait aimé passer un peu plus de temps sur la chute de Troie en elle-même – dont Virgile, par exemple, avait su exploiter le si grand potentiel tragique. Mais le roman reste une formidable réinterprétation du mythe, qui met un point d’honneur à le rendre accessible sans rien céder à la caricature. Finesse et élégance parcourent d’un bout à l’autre un ouvrage dont l’humilité souligne paradoxalement la puissance, des personnages dont le quasi-silence rend leurs quelques mots plus vibrants encore. Ce que le narrateur lui-même reconnaît à son bien-aimé Achille :
« – Patrocle, dit-il simplement.
Il avait toujours été meilleur que moi avec les mots »[3]
Madeline Miller est une romancière américaine née en 1978 à Boston. Titulaire d’un Master of Arts en grec et en latin à l’université de Brown, elle enseigne au lycée avant de se tourner progressivement vers l’écriture. Passionnée par les mythes antiques et en particulier par la relation Achille-Patrocle telle que décrite dans l’Iliade, elle en tire en 2011 son premier roman, Le Chant d’Achille, qui rencontre un franc succès et se voit couronné du célèbre Baileys Women’s Prize for Fiction. Suivent au fil des années deux romans similaires : Circé (2019) et Galatée (2023), acclamés par la presse comme par le grand public.
[1] « I should have seen it coming. Perhaps you will think me stupid that I did not »
[2] « The breeze was cool against our skin »
[3] « “Patroclus”, he said. He was always better with words than I »