Victor Dumiot : Tu as grandi dans le Nord de la France… Une région que je connais bien : dédale de paysages plats, uniquement colorés par les champs et entrecoupés par les terrils. L’alignement des maisons aux briques rouges… Les joggings Airness… Les familles concentriques… Il n’est pas toujours facile de s’extraire d’un milieu, d’une géographie. Peut-être encore moins du Nord. Ma question est double : as-tu le sentiment de t’en être extrait et que gardes-tu de cette géographie ?
Marie-Caroline Locquet : Un jour, mon prof de philosophie m’a fait une révélation : j’ai grandi sur les « terres abandonnées et sinistrées du nord de la France ». Je suis née et j’ai vécu la majorité de ma vie à Cambrai avec l’idée d’un éternel recommencement : depuis la petite place centrale faisant office de parking jusqu’au McDonald du bas de la rue, haut lieu de la sociabilité adolescente. Sur cinq générations, je suis la seule à avoir quittée le Nord et ma ville. Il paraît que l’endroit d’où l’on vient est à la fois notre richesse et notre limitation. Le Nord est un département très spécifique où la misère sociale est une réalité profonde. J’imagine que, dans ce contexte, lorsqu’on se construit, la démonstration de soi et/ou le camouflage de ses appartenances sociales ont un goût particulier.
Penses-tu que ton rapport au bijou est lié à ce « goût particulier » ? Peux-tu d’ailleurs me parler de ton rapport à cet objet ? Il paraît que tu n’as même pas les oreilles percées… étrange, non, pour une femme ? (Rires)
Mon rapport au bijou est conflictuel. C’est un objet a priori assez distant pour moi. Je n’en ai jamais vraiment eu, si ce n’est une médaille de baptême, perdue depuis. Les bijoux qui m’ont entourée, ce sont des alliances et des badges militants. Rien de clinquant, rien d’ostentatoire ou de luxueux, une ornementation intime et silencieuse, ou gueularde, toujours signe d’engagement.
Dans son histoire, le bijou s’est construit comme un outil de pouvoir, de démonstration de richesse, d’exposé d’un capital. J’exècre ce bijou, celui qui dit sa valeur avant toute autre chose
Dans son histoire, le bijou s’est construit comme un outil de pouvoir, de démonstration de richesse, d’exposé d’un capital. C’est un marqueur social… C’est un outil de domination en soi. Je ne peux pas le voir autrement : même dans sa forme actuelle, il s’ancre encore et toujours dans des formes et une tradition presque clichées. J’exècre ce bijou, celui qui dit sa valeur avant toute autre chose. Le bijou a une existence sociale et ne peut fonctionner que comme tel. « On se pare pour soi et cela se peut seulement parce qu’on se pare pour autrui » écrit Georg Simmel dans Psychologie de la parure et autres essais. C’est cette même faculté qui m’a amenée à l’objet portable et la parure, non pour servir d’« outil de rayonnement » mais pour produire du désordre.
Quant au fait d’être une femme sans boucles d’oreilles… Ta question révèle une chose intéressante, le bijou est toujours féminisé, c’est une « histoire de femmes », même si j’aime à penser que cela change, j’aime voir un homme porter le collier de perle par exemple. C’est Roland Barthes qui, dans son texte Des joyaux aux bijoux, déclare : « L’homme a très vite délégué à la femme l’exposition de sa propre richesse (…) : la femme témoigne poétiquement de la richesse et de la puissance du mari. » Tu sais, dans mon travail, le corps fait support. Le porteur est impliqué en tant que matière plutôt que comme une individualité. Voilà pourquoi je parle de « désordre ».
Comment choisit-on son art ? Sa pratique ?
Je suis donc entrée dans le « monde du bijou », en le considérant davantage comme un objet de réflexion que par affinité esthétique. Ensuite, il y a eu des rencontres importantes avec le travail de certains artistes qui ont participé à mes interrogations, comme celui de Monika Brugger ou Otto Kunzli, et qui m’ont ammenée à l’envisager comme un réel médium. M’intéresser aux objets portables, cela a ouvert des champs d’exploration immenses que je ne pourrais pas retrouver dans une pratique détachée du corps…
Je travaille avant tout comme une sculptrice. Mon premier but, c’est de comprendre et révéler quelque chose de la matière et de toucher une forme de brutalité sculpturale. J’ai souvent la sensation de travailler à contre-corps, puisque ce dernier, bien qu’essentiel, arrive tardivement dans la conception de mes pièces. D’ailleurs, certaines de mes pièces cherchent à dire le corps en son absence. Dans ma pratique, j’explore deux directions : se tenir éloigné du corps pour travailler sur des pièces qui semblent portables mais ne le sont pas, et inversement, être au plus près du corps pour produire des pièces qui ne paraissent pas portables, mais qui le sont pourtant. Ce qui est sûr, c’est que pour moi le bijou n’est pas l’extension du corps.
Ce qui m’intéresse, c’est de jouer avec le signe. De parvenir à des pièces qui deviennent des interventions stridentes dans le quotidien, des éléments perturbateurs… J’aime l’idée d’un parasitage de la logique du port, de sa signification comme de ses implications sociales. Elles ont la saveur d’un étrange malaise quand l’objet ne fonctionne plus vraiment comme signe et qui fait surgir le : pourquoi ? Car c’est la question récurrente que l’on me pose. Pourquoi porter ce type de pièce ? Pourquoi le faire ? Plus que définir l’objet, il faut définir l’acte.
J’aime bien cette idée d’une œuvre qui vient troubler la tranquillité domestique. D’une certaine façon, notre commun « devenir-bourgeois ». Qu’attends-tu de la réaction des autres ?
Ce qui m’intéresse, c’est de jouer avec le signe. De parvenir à des pièces qui deviennent des interventions stridentes dans le quotidien, des éléments perturbateurs…
Je n’attends rien de la réaction des gens, si ce n’est de pouvoir l’observer. Que ce soit dans les Blablacar, sur mon lieu de travail ou dans la rue : les regards se font gênés, interrogatifs, curieux, parfois fuyants, rarement indifférents. Il n’y a rien de plus intéressant que de pouvoir porter la création au dehors de l’atelier, jusqu’à ce qu’elle vous échappe vraiment. C’est le propre du bijou : sortir, circuler, se diffuser.
J’aime documenter ces réactions par des photographies sans prétentions, captée sur le vif que je regroupe dans une petite édition au fur et à mesure. Il n’est d’ailleurs pas facile de trouver des gens qui acceptent de porter mes pièces dans le contexte très simples de leur quotidien, il y a vraiment quelque chose de l’implication de soi dans l’espace public. Tout est différent, il faut être prêt à attirer des regards multiples.
Il y a là une question d’attente : ce qui est porté sur le corps, répond à un schéma social, fait signe. On cherche à lire l’autre. La catégorisation très forte induite par le mot « bijou » pour mes interlocuteurs, pour le spectateur, pose des bases de lectures qui volent vite en éclat lorsqu’on est face a une de mes pièces. Avec mes pièces par exemple, la question de la portabilité même – qui compose l’essence du bijou – est perturbée. Je me suis d’ailleurs énormément intéressée à la question de l’importable : c’est le centre de mon travail de recherche.
Justement, parlons-en de ton travail de recherche. Tu t’intéresses à la dimension normative du bijou, à son caractère de « signe ». A la façon dont il est utilisé pour « coder », les relations interindividuelles autant que les individus… Peux-tu développer ?
Oui, je travaille depuis 2019 sur une collecte iconographique en lien avec l’importable. C’est la rencontre conjointe avec l’artiste Peter Piller, lorsque j’étudiais en Allemagne et la découverte des éditions What the fuck de Jean-Marie Donat, qui m’ont amenée à collecter, moi aussi, des supports visuels issus d’internet, de vieilles cartes postales, d’archives, de magazines, de skyblogs (qui est une mine d’or en la matière). Ces images dressent le portrait de nos modes de pensées. L’importable nous offre un véritable miroir : à travers nous, la société projette ses codes, elle dit les idéaux qui la constituent. L’importable est le reflet de notre formalisme, nos barrières. Il désordonne. Il est conflictuel, perturbateur, anarchisant. Je pense que ce qu’il dit de « nous » et d’une société est plus vaste encore que ce que dit ce que nous portons.
Et pour répondre plus particulièrement à ta question, je me suis intéressée très tôt aux implications hautement sociales de la parure. On peut émettre une liste impressionnante des raisons d’existence de la parure : exprimer le statut du porteur, sa place dans la hiérarchie, sa fonction dans le groupe, son appartenance identitaire… Michel Thévoz parle d’une « terreur sacrée » qui s’incarne dans les modifications corporelles des premiers peuples et qui permettent de maintenir l’ordre social. L’ornement est un signe structurant des sociétés, aujourd’hui encore. Il maintient de manière pernicieuse la hiérarchie sociale, du moins c’est ainsi que je le vois. J’ai toujours vu la parure comme un artifice : du paraître, mais surtout de la distinction, ce que tu appelles toi le « codage ». Dans le cadre de ma pratique, je déstabilise la circulation de ces signes.
Tu dis que tes pièces ont deux modes de vie distincts, pourquoi ?
C’est directement lié à cette expérience du port. Lorsqu’elles sont inertes, exposées, mes pièces existent comme à leur « état » d’origine, dans l’atelier. Il est alors question de sculpture, de gestes, de forme, du travail du matériau, etc. Lorsqu’elles sont sur le corps, elles existent autrement. Elles agissent au-dehors de l’espace de l’atelier ou d’exposition. Les manières dont elles habillent le corps et se soumettent au regard ne sont plus du tout les mêmes. Il y a un changement de statut qui dépend du contexte… En fonction de ce contexte, mes pièces opèrent différemment. Se révèlent autrement..
J’aimerais creuser ton rapport à la sculpture. Quand on regarde ton travail, par exemple tes pièces « Armures », on pourrait presque penser que tu es une sculptrice. Car il me semble que la grande différence entre le bijoutier et le sculpteur, c’est que le bijoutier utilise la matière pour rendre beau. Ce qu’il utilise dans le matériau, plus que matériau lui-même, c’est la beauté du matériau (qui peut être fondée sur le plan esthétique, mais qui peut être aussi d’ordre social) tandis que le sculpteur, lui, exploite la matière pour créer des formes. Ses formes sont des concepts, ce sont moins des signes que des métaphores.
Ce qui m’intéresse par-dessus tout lorsque je travaille un matériau, c’est de saisir quelque-chose qui ne s’exprimait pas a priori. Je travaille majoritairement des matériaux bruts, avec lesquels je trouve une résistance intrinsèque : le bois, le métal, la pierre. Des matériaux qui demandent un investissement physique, avec une prise de risque pour leur donner forme. Je porte le geste jusqu’aux limites : limites de la matière, limites de la machine, limites de mes outils. Pour moi, le risque est essentiel.
C’est fort ce que tu dis. Et je trouve que ton rapport à la matière est fascinant. Tu t’empares du matériau pour le transformer, tu le grattes, tu le tailles, tu le fouilles (?)… jusqu’à ce qu’il change de visage. Ton rapport à la matière est quasiment érotique, fétichiste… tu n’es pas artisan, tu es éro-tisan. (Rires)
Ce changement de visage dont tu parles, c’est exactement ce que j’ai vécu avec la pierre. C’est un matériau que je croyais immuable, indestructible, déjà mort, et lorsque j’ai commencé à le travailler, il s’est révélé d’une grande fragilité. Son nouveau visage : fragile, vulnérable, même flexible. Et j’ai poussé mon exploration à bout, je l’ai portée jusqu’à ses limites… Jusqu’à presque en changer sa nature. La série des Arcs fait partie de cette recherche.
Lorsque je mène la matière ou la machine jusqu’à son point de tension, je désire une chose : découvrir le matériau dans des gestes où se retrouvent liées des réalités opposées (fragilité/dureté, violence/délicatesse), entre résistance et vulnérabilité. Francis Ponge exprime cette idée à propos du verre : « Le verre (…) est le symbole de la fragilité. J’aime ça : dur et fragile. Parce qu’en général, le dur n’est pas fragile, vous comprenez ? Et quand on parvient à relier les deux choses : dur et fragile on aboutit à quelque chose…»
Comme les alchimistes…
Peut-être… (Silence)
J’aimerais qu’on parle d’intimité, car je crois que cette notion rejoint à la fois ta pratique et ton travail de recherche. L’intime… Tu dévoiles l’intimité des matériaux, en même temps que le bijou, que la pièce elle-même, dévoile l’intimité de celui qui la porte. Non ?
La question de l’intimité, c’est ce qui me rapproche le plus du bijou traditionnel.
La question de l’intimité, c’est ce qui me rapproche le plus du bijou traditionnel. C’est un objet profondément intime : l’alliance, le médaillon qui renferme une photo, les colliers d’amitié, les lovers-eyes, les bijoux de deuil fabriqués à partir de cheveux… Il est l’un des rares objets à marquer et matérialiser des liens profondément intimes à autrui, et à soi. Il est un secret, une promesse, un souvenir, un message, un ancrage. Il peut aussi nous camoufler, nous cacher, nous supporter. L’implication intime du bijou est multiple. Dans mon travail, j’explore par exemple les notions de fragilité, de vulnérabilité et d’enfermement. Ce qui m’intéresse encore davantage, c’est que le bijou constitue une réelle interface entre l’intime et le public.
J’allais venir à la fragilité. Fragilité paradoxale d’une pierre que tu dévoiles, ou dénudes. Fragilité de la pièce, elle-même, telles tes broches en agate, que l’on touche avec précaution. Fragilité contestée – qui n’est en réalité pas si fragile – et du porteur. Celui qui porte tes pièces a quelque chose du guerrier. Une sorte de guerrier du social. Tes Arcs, ce sont carrément des armes de défense.
Je ne dirai pas guerrier du social, il n’y a rien de militant. Cela rejoint la question de l’intime : beaucoup de mes pièces font référence aux armes de défenses, l’arc et la flèche (qui malgré les apparences se retourne contre son porteur), la lance, l’armure, la cible… Entre violence et délicatesse, je nourris le trouble… J’aime que les choses restent perfides. Indéterminées. Même si dernièrement, mes recherches ont tendance à se radicaliser vers l’importabilité, la menace, le poids…
Tes colliers pourraient aussi être interprétées comme les signes d’une certaine sexualité… Ton tour de cou par exemple… Ce qui est déstabilisant, c’est que tu réinterprètes des formes, qui n’ont pourtant rien de sexuelles, en les exposant au regard d’un imaginaire, d’une fantasmagorie collective. Mais est-ce que ces pièces contraignent, ou bien tiennent-elles le corps ?
Oui, mes colliers peuvent être vus comme des outils BDSM, une référence aux outils de torture et d’enfermement aussi. J’aime jouer avec ces perceptions qui s’enclenchent chez le spectateur : sous quelle grille de lecture, à quoi va-t-il se rattacher pour poser sa compréhension de l’objet ? Quant à savoir si elles contraignent ou bien tiennent le corps, je n’ai pas de réponse. Je malmène le porteur même avec une pièce nommée armure.
Oui, et on pourrait voir une dialectique du beau et du violent dans tes pièces. Une dialectique qui se maintient dans une sorte de déséquilibre, d’instabilité, toujours prête à se renverser. Bataille parlerait de « négativité sans emploi ». Ton travail interroge la circulation des signes dans le champ social, ce qui nous renvoie à l’idée d’une performativité de tes pièces… J’aimerais utiliser deux formules : celle de prolifération, comme si tes porteurs devenaient une armée… et celle, associée, de contamination… Tu mets en scène tes pièces, dans ton travail, au sein d’espaces quotidiens, des espaces domestiques, des paysages familiers, ceux du Nord… Qu’est-ce que tu cherches à montrer ?
Mes pièces s’inscrivent dans une dialectique du paraître et de l’apparaître
Tout est une question de décalage. J’ai récolté des prises de vues souvent comiques, ça m’intéresse. Le fast-food, la fête foraine, le supermarché et plus largement la rue sont des terrains incroyables d’expérimentation. C’est faire se rencontrer des mondes très distincts. Ce que je veux avec mes pièces c’est perturber ce système de signe, de représentation de soi, de rayonnement (Simmel). Ce que je veux c’est perturber, détruire les clefs de lecture liées à la démonstration de soi. Il n’est pas question de séduction, il est question de malaise, de trouble. On y est encore plus englué que la mouche sur le papier collant. Ces situations sont aussi cocasses, sans gravité, improbables, incompréhensibles, fugaces. Tu parles d’une dialectique du beau et du violent, pour ma part j’en vois une autre, sans doute plus importante : dialectique du paraître et de l’apparaître. Il nous dévoile et incontestablement s’affirme dans des regards qu’il ne cherche ni à capter, ni à captiver, qui demandent peut-être à changer…
- Pour suivre le travail de Marie-Caroline Locquet : https://instagram.com/mariecarolinelocquet
Photo : Marie-Caroline Locquet dans son atelier, Tour de cou, Hêtre, acier, argent, 2023.