Une rencontre avec l’écrivain portugais Mario de Sa-Carneiro ne peut se faire dans l’indifférence la plus froide. La mienne se fit dans le silence. Un silence comme un cri. Des poèmes comme des blessures dorées à la feuille, des proses à bout de souffle mais pourtant marquées par la grâce. S’y entremêlent la voix du poète et celle du jeune homme né pour mourir, ou mort de n’avoir pu vivre comme un roi. La voix de l’ombre absolue, du mystère, de la dispersion, du seigneur écossais en sa tour enfermé…
Et ce n’est pas le fait d’un simple choix esthétique si le jeune écrivain portugais choisit de placer en épigraphe de son recueil Ciel en feu, une citation extraite de L’idiot de Dostoïevski :
« Qu’importe que ce soit une maladie, une tension anormale, si le résultat même, tel que, revenu à la santé, je me le rappelle et l’analyse, renferme au plus haut degré l’harmonie et la beauté… »
Ces quelques mots pourraient, si ce n’est résumer, du moins, traduire brièvement ce qui parcoure l’œuvre du jeune romancier, nouvelliste et poète, décédé en 1916, à l’âge de vingt-cinq ans, car si Sa-Carneiro semble avoir péniblement vécu son existence durement marquée par la solitude, c’est pour mener à bien une œuvre littéraire qu’il portait en lui et pressentait devoir éclore.
De la vie d’un poète
« Mario de Sa-Carneiro n’eut pas de biographie : il n’eut que du génie », Fernando Pessoa.
Né à Lisbonne en 1890, exilé volontairement en France à partir de 1913, Mario de Sa-Carneiro fut l’une des figures majeures du modernisme portugais en littérature, aux côtés, entre autres, de Fernando Pessoa avec qui il entretint une correspondance épistolaire (dont les lettres adressées à Pessoa par Sa-Carneiro firent l’objet d’une publication aux éditions Impeccables en 2015) et certains des nombreux hétéronymes de ce dernier –Alvaro de Campos pour ne citer que le plus célèbre d’entre eux. Ensemble, les deux poètes collaborèrent pour donner naissance à la revue emblématique de ce courant littéraire : Orpheu, qui ne comprend que trois numéros, sa publication ayant été interrompue pour des raisons économiques. Ce sont d’ailleurs les poèmes de Mario de Sa-Carneiro qui ouvrent la revue, annonçant ainsi le ton de cette publication profondément marquée par un renouvellement de la poésie passant notamment par un retour à une certaine inspiration romantique, rimbaldienne, baudelairienne, mais aussi symboliste, tout en adoptant la concision du vers propre au XXe siècle. En 1913, Sa-Carneiro publie l’un des récits les plus singuliers de la littérature portugaise, La confession de Lucio, et en 1914 son recueil de poésie Dispersion parait à Lisbonne.
Deux années plus tard, en 1916, le jeune homme de vingt-cinq ans s’octroie la mort comme ultime œuvre de fiction. Tout chez Sa-Carneiro semble participer de cette création poétique et littéraire, jusqu’à la mise en scène de sa propre mort. Dans l’unique biographie du poète, La mort de Sa-Carneiro, l’auteur Joao Pinto de Figuereido va jusqu’à affirmer que la vie de Mario de Sa-Carneiro n’a été qu’une longue mort. Une manière d’avancer que le jeune écrivain n’aurait en réalité que peu vécu, renforçant ainsi l’image du poète « maudit » reclus dans sa petite chambre, observant le monde depuis une meurtrière taillée à même ses murs épais. Mais si la poésie ne nait pas de la bouche des nourrissons, c’est qu’elle est étroitement liée au monde vécu -que ce vécu soit considéré comme étant réussi ou manqué : aussi, Sa-Carneiro fut homme. Sa-Carneiro vécut.
Les motifs de la perte, du doute, de la nostalgie
Sa-Carneiro est avant toute chose un poète de la perte, de l’illusion, du peut-être, du mystère, de ce qui n’est pas –ou plus- mais pourrait être.
Sa-Carneiro est avant toute chose un poète de la perte, de l’illusion, du peut-être, du mystère, de ce qui n’est pas –ou plus- mais pourrait être. Dans ses écrits en prose comme dans sa poésie, tout peut advenir, le fantastique fait partie du profane quotidien, pourtant les émotions les plus répandues -amour, amitié, tendresse- demeurent inaccessibles, comme enfermées à double tour derrière un cadenas dont la clef serait égarée. Impossibilité de comprendre ce qui advient, ce qui existe autour de soi, impossibilité de se comprendre soi-même, de se triompher, comme Sa-Carneiro l’a lui-même écrit. Les poèmes de Sa-Carneiro, réunis par les éditions de La Différence dans le recueil Poésies complètes, sont empreints d’un désir d’être autre que soi, d’être roi, d’être sphinx, créature mythologique, et le mythe côtoie d’ailleurs avec audace les désirs charnels primaires, l’expérience de la mort, de l’attente, de la perte de contact avec le monde tangible. Les récits de Sa-Carneiro semblent tous parcourus par un doute commun : celui de n’être pas réellement, d’être, en somme, un simple songe, une pensée dans l’esprit d’un autre. L’un des personnages de son roman La confession de Lucio en vient même à disparaître de la surface des miroirs réfléchissants, à n’être plus qu’âme sans corps, sans lien terrestre au monde :
« -Ma souffrance morale a tellement augmenté ces derniers temps, tellement augmenté, et sans raison, qu’à présent je sens mon âme physiquement. C’est horrible ! Non contente d’être pétrie d’angoisse, voici que maintenant elle se met à saigner. », La confession de Lucio
L’homme aux songes
Tout est perdu avant même d’avoir été connu, d’avoir été approché. Une profonde nostalgie de ce qui n’a pas été vécu chemine de page en page :
« Lord des Ecosses qu’en autre vie je fus, / Le voici aujourd’hui qui traîne ici-bas sa décadence / Sans fastes ni équipages. / Milord réduit à vivre d’images », in Poésies complètes
C’est cette même poétique du « non-vécu » qui lie Sa-Carneiro au plus célèbre des poètes portugais. Alors que Fernando Pessoa vivait de voyages immobiles, de fantasmes, de navires imaginaires, et lorsque sa poésie et ses grandes odes (Ode maritime, Ode triomphale, Message) naissaient de cette immobilité empreinte d’un violent désir d’ailleurs, d’une envie de voir le monde à travers l’écriture, les personnages de Sa-Carneiro sont plus sombres, bien que nourris d’une forte sensibilité aux couleurs, aux sensations, aux images. Bien souvent, les personnages de Sa-Carneiro meurent d’avoir connu la Beauté, d’avoir entraperçu un monde de symboles, de ne pas parvenir à accomplir leurs désirs, à posséder les sons, les couleurs, les voix… La nécessité de dire l’échec, la désillusion, et l’impossibilité de connaître le monde « autrement » sont les principaux vecteurs de la création littéraire chez Sa-Carneiro :
« Un ami à moi s’est suicidé parce qu’il lui était impossible de connaître d’autres couleurs, d’autres paysages que ceux qui existent. Moi, à sa place, j’en aurais fait autant. »,
L’homme aux songes, in Ciel en feu
La « confession » de Lucio –peut-être, en filigrane, celle de l’auteur- s’apparente davantage à une « confusion », à un aveu de tourments. Une confusion marquée par une mise en doute de sa propre voix, de sa propre image, de ses désirs, pour finir par questionner la véracité de sa propre existence. Les nouvelles de Sa-Carneiro sont hybrides, à la croisée de la poésie versifiée, du conte fantastique, du poème en prose, du journal intime. Toute l’œuvre du jeune auteur est traversée par le souvenir de Rimbaud, de des Esseintes, des chambres baudelairiennes aux « tiroirs encombrés de lourds bilans ».
Le « cri » Sa-Carneiro
La mélancolie est un bagage que promène le jeune poète, de Lisbonne jusqu’à Paris, où il se donne la mort le 26 avril 1916, paré de son plus élégant trois pièces, en ultime dandy décadent, ou simplement en artiste noyé de regrets. Nerval moderniste à « la tour abolie » dont la poésie porte la marque du « soleil noir de la mélancolie », le « cri » Sa-Carneiro est fait de fantômes, de sphinx, de chevelures de femmes jamais approchées, d’incohérences et de pulsions tuées sur papier. La poésie de Sa-Carneiro est un cri silencieux, un cri à travers lequel résonnent châteaux, symboles, songes, voix et images d’ailleurs :
« Au-dedans de moi tournoient / En essaims et tourbillons, / Miracles, hurlements, châteaux, / Potences de lumière, cauchemars, / Hautes tours en ivoire. » Poésies complètes
Bibliographie indicative :
- DE SA-CARNEIRO Mario de, Ciel en feu, éd. La Différence, 1990
- DE SA-CARNEIRO Mario, Prémices, 1993
- DE SA-CARNEIRO Mario, La confession de Lucio, éd. La Différence, 2000
- DE SA-CARNEIRO Mario, Poésies complètes, éd. La Différence, 2007
- DE SA-CARNEIRO Mario, Lettres à Fernando Pessoa, éd. Impeccables, 2015
- PESSOA Fernando, DE SA-CARNEIRO Mario, Orpheu 1, 2, 3, Ypsilon éditeur, 2015
- PINTO DE FIGUEREIDO Joao, La mort de Mario de Sa-Carneiro, éd. La Différence, 1992