Zone Critique vous propose un nouvel article en provenance de son partenaire, le magazine La Cause Littéraire. Retour aujourd’hui sur Mémoires d’un bon à rien, le dernier ouvrage du new-yorkais Gary Shteyngart, l’auteur du culte et hilarant Super triste histoire d’amour.
Commençons par l’essentiel : Gary Shteyngart est un grand écrivain. On le savait déjà depuis son premier roman jusqu’à Super triste histoire d’amour mais là, avec ces mémoires (qui sont de vraies mémoires), notre new-yorkais signe une œuvre majeure, de l’étoffe de celles qui vont compter dans la littérature américaine.
Le temps donc. L’auteur va nous emmener dans son enfance, son adolescence, sa maturation d’homme et d’écrivain. Et la matière ne manque pas pour faire souffler des accents d’épopée. Nous allons le suivre non seulement dans ses étapes de vie mais surtout dans de véritables métamorphoses : culturelles, identitaires, psychiques, linguistiques, et même physiques.
La Russie d’abord (alors URSS, au temps de la naissance de l’auteur), terre matricielle, terre des ancêtres, terre aimée et crainte, attachante et meurtrière. La famille Shteyngart a subi, comme toutes les familles juives de Russie, les souffrances du peuple juif soumis à l’antisémitisme, à la pauvreté. Elle a subi en plus, les souffrances du peuple russe, ses guerres et ses révolutions. Le trio central de la famille Shteyngart, le père, la mère et le petit Igor (oui Igor, Gary ne viendra que plus tard, on vous l’a dit « métamorphoses ») est le produit parfait de cette histoire : vivant en diable, pansant tant bien que mal ses douleurs, et surtout étonnant d’énergie. Seul le petit Igor est souffreteux, asthmatique, craintif, timide.
Quelle étrange aventure pour lui de vivre chaque jour entre un père et une mère qui « décoiffent » de force vitale et de « grandes gueules ». La tendresse parentale, chez les Shteyngart, est une sorte d’amour brutal, coloré et, pour le moins, propre à eux seuls. De quoi coller une identité particulière au petit garçon :
« Comme j’étais souvent malade et que j’avais le nez qui coulait quand j’étais petit (encore aujourd’hui) mon père m’appelait « sopliak » ou « morveux ». Ma mère avait développé une fusion intéressante d’anglais et de russe pour inventer sans l’aide de personne le terme « ratiouchka », petit raté, bon à rien ». On sait aussi, nous lecteurs, qu’il va écrire ses mémoires non ?
Une personnalité craintive et angoissée. Rien de très original au fond pour un Juif – surtout russe.
« Pourquoi est-ce que j’avais peur de tout, comme ça ? Je demande à ma mère près de quarante ans plus tard.
– Parce que tu es né juif , me dit-elle
Peut-être. Le sang qui coule dans mes veines est principalement du sang Ianitsky (ma mère) et Shteyngart (mon père), mais les infirmières de la maison maternelle Otto y ont ajouté 10, 20, 30, 40 millilitres de Staline, Beria, Hitler et Göring. »
L’Histoire – la grande – pèse lourdement sur la famille de notre petit héros. L’antisémitisme n’est plus aussi meurtrier dans les années 60/70 en URSS, mais il est là, dans les vexations, le rejet, les brimades.
En plus de son père, qu’il adore, Igor a un grand ami, un vrai héros : « Il s’appelle Vladimir Ilitch Lénine, et je l’aime. » Place de Moscou à Leningrad (où habite la famille Shteyngart) règne une statue géante de Lénine, manteau au vent et regard fixé vers le lointain avenir (forcément radieux) de la Russie. L’amour d’Igor pour son Lénine lui vaudra d’écrire son premier « roman » :
« Il n’en reste aucune trace, mais mon chef-d’œuvre d’enfance devait commencer par les mots suivants :
Odin den’, outrom rano, Vladimir Ilitch Lenin prosnoulsya.
Un jour, tôt le matin, Vladimir Ilitch Lénine se réveilla »
Igor est un petit soviétique, comme des millions d’autres, fier de son pays et de ses réussites (le Tupolev est évidemment dix fois supérieur au Boeing). Le goût de l’imaginaire et de l’écriture en gestation, le tout dans le bruit et la fureur de parents terribles (mais aimants néanmoins), la genèse de Gary Shteyngart, écrivain américain, est posée.
Et puis l’Amérique. Soudain. L’écriture de Shteyngart traque au plus près le miracle de la métamorphose. Comment passe-t-on de la tristesse de Leningrad à l’explosion de New—York ? « 1979. Venir aux États-Unis après avoir passé son enfance en Union Soviétique, c’est un peu comme tomber d’une falaise monochrome dans une piscine de pur Technicolor. »
« 1979. Venir aux États-Unis après avoir passé son enfance en Union Soviétique, c’est un peu comme tomber d’une falaise monochrome dans une piscine de pur Technicolor. »
Double, triple métamorphose pour Igor. Comme symboliquement il devient Gary (comme Cooper), il devient étudiant, écrivain, new-yorkais. Son livre, ses « mémoires » sont un magnifique pont littéraire qui va des racines russes et juives à l’identité américaine et laïque. « Dans ce livre je tente de dire qui nous étions ».
Choc intégral de civilisations. Gary va faire son chemin initiatique, naviguant avec plus ou moins de bonheur entre le passé russe, le judaïsme, la vie d’écolier, d’étudiant et d’intellectuel new-yorkais. On sourit, on rit souvent. Gary Shteyngart – imaginez – tient du Proust américain, un Proust traquant le temps d’une vie mais avec un humour à la Woody Allen. Il faut dire qu’il a le matériau avec des parents pareils ! Un exemple mérite une plus longue citation (JZ est alors la petite amie de Gary) :
« Lors de sa visite à Little Neck l’été précédent, JZ casse accidentellement la lampe de bureau de ma mère, pour laquelle cette dernière, qui garde les pieds sur terre, nous réclame 80 dollars. (On partage la note, pas une bagatelle pour deux boursiers.) Ça et l’image de mon père qui descend l’escalier en short moulant, la peau luisante de ses testicules qui débordent de chaque côté, donnent à JZ un rapide et néanmoins solide aperçu de la vie de la famille Shteyngart in medias res. »
Naissance d’un écrivain. Premier roman en gestation. Un voyage à Prague avec son amie en sera le point d’irruption. Le sujet ? Evident : « Quand on a vingt et un ans, il n’y a qu’un seul sujet qui vaille. Il apparaît dans la glace chaque matin, sa brosse à dents à la main. »*1
Un grand livre, répétons-le d’un grand écrivain*2, Mémoires d’un bon à rien pose clairement que la littérature américaine, bien au-delà du « storytelling » est une littérature d’une richesse époustouflante.
*1 : Ce sera : Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes russes (L’Olivier 2005)
*2 : A noter aussi l’excellente traduction, précise et fluide, de Stéphane Roques
- Mémoires d’un bon à rien (Little Failure), Gary Shteyngart, traduit de l’américain par Stéphane Roques, L’Olivier (Seuil), 396 p. 23,50 €, mars 2015
- L’article original
Léon-Marc Levy