Richard Millet, on le sait, a été viré des éditions Gallimard, d’abord comme membre du comité de lecture, puis comme auteur, suite à la publication d’un article critique dans lequel il vilipendait le style de Maylis de Kerangal, auteure-maison. Depuis, il continue de publier, en variant les éditeurs plus ou moins inconnus : il est marginalisé. Pourtant, mis en garde par une amie (« “Ne cesse pas d’écrire : c’est justement cela qu’ils veulent !” »), il continue son combat littéraire ; c’est-à-dire qu’il continue d’écrire. Non pas pour se justifier, mais sans aucun doute pour essayer d’être en paix avec lui-même, projet pourtant sans doute impossible pour un homme aussi torturé que lui.
La vérité suppose une sorte de sacrifice ; écrire sur soi en ayant le courage de dire toute la vérité rien que la vérité est ce sacrifice de tout écrivain un peu conséquent.
Le genre romanesque étant vu comme à bout de souffle par bon nombre d’écrivains conséquents, que faire ? L’autofiction ? Mais ce genre-là n’est-il pas menteur lui aussi ? L’ère du soupçon lui est aussi tombée dessus. Richard Millet en tire toutes les conséquences : « Mais il n’y a plus de roman que celui de la langue, ou de la descente au fond de soi. » Dans cette tentative d’autobiographie en jeune homme, La Forteresse (nous reviendrons sur le sens de ce titre), l’écrivain banni du milieu des lettres françaises pour crime contre la bien pensance mène de front ces deux combats : le roman de la langue, soit l’écriture, dans la continuité directe des grands prosateurs français, de Saint-Simon à Marcel Proust, et la descente au fond de soi, c’est-à-dire le courage de la vérité, pour reprendre une célèbre expression de Michel Foucault dans son dernier cours au Collège de France en 1984, dont un certain courage de soi est une condition nécessaire, même si peut-être pas suffisante à faire littérature. Dans cet ultime cours, sorte de testament politique et esthétique, Michel Foucault repartait d’une notion grecque, la parrèsia, terme qui désigne notamment le franc-parler de l’ami, le dire-vrai du confident, par opposition à la flatterie de l’hypocrite ou du courtisan. La parrèsia implique le courage de tout dire, au risque de déplaire, voire de fâcher. (Or l’on sait combien l’écrivain Richard Millet a fâché son temps.) Cette franchise hardie, qui s’applique à la conduite de l’existence la plus intime, possède aussi, selon le philosophe, une importante dimension politique : dire vrai sur soi-même, accepter d’entendre ce qui n’est pas agréable, relevait, pour les Grecs, aussi bien du gouvernement de la communauté que de celui de l’individu. Fort solitaire et sauvage, l’on se doute que Richard Millet ne va pas s’étendre sur le gouvernement de la Cité ; mais qu’il va plutôt, dans cette autobiographie de ses vingt premières années (les moins connues du « clergé médiatico-littéraire » selon lui), se focaliser sur le gouvernement de soi. Il écrit : « Plus d’un an que j’ai abandonné ce récit, dont je n’aime pas le ton, mais qui ne ment pas. » Peu de lyrisme dans ces pages ; pas de ressentiment contre le temps et son il était : c’est sec et précis : « Une sorte d’essai sur moi-même. » Il s’agit ici d’« aller à l’essentiel, qui est la vérité sur moi-même, laquelle court le risque de l’indifférence, à commencer par la mienne». Aller vers « l’innommable, plutôt que le chant de l’enfance heureuse» : mettre sa peau sur la table. La vérité suppose une sorte de sacrifice ; écrire sur soi en ayant le courage de dire toute la vérité rien que la vérité est ce sacrifice de tout écrivain un peu conséquent.
La littérature comme expérience intérieure
Pour cette poursuite de la vérité de soi, Richard Millet s’est choisi toute une généalogie littéraire : ligne partant de saint Augustin pour arriver jusqu’à Blanchot, en passant par Jean-Jacques Rousseau, Marcel Jouhandeau, Michel Leiris en son Âge d’homme et enfin, exemplairement, Georges Bataille en son Expérience intérieure. Millet a trouvé en l’expérience de Bataille ce viatique : « La vie est plus mobile que le langage. » Après Walter Benjamin et Giorgio Agamben, Millet a fait l’expérience de la dépossession de la notion même d’expérience transmissible ; son autobiographie en est l’impossible récit, « archéologie d’un échec, avec ce que l’échec peut avoir de nécessaire, de riche, peut-être de beau, de renversant ». La Forteresse est l’histoire de ce renversement qui remonte à la source d’une sensualité, celle du jeune Millet. La première partie du livre, titrée « La chair des femmes », démarre sous les auspices de Stendhal : « Peut-être verrai-je la vérité à 65 ans, si j’y arrive. » Né en 1953, notre écrivain a largement passé ce cap, et, sachant qu’il fut « un homme quasi damné par sa complexion sensuelle », il fait face (exorcisme qu’il qualifie de pourtant vain) à son passé : « Désirant, nous ne cherchons qu’à en finir avec le désir, autant dire mourir – sous le regard des femmes. » L’obsession sexuelle est une madeleine comme les autres…
Richard Millet sait qu’au départ, comme chacun d’entre nous, il n’était rien ; et que la suite n’est que vanité : « Je suis venu au monde, et je n’aurai écrit que pour m’en absenter dans la langue.» Il a vu des temps où la vérité était « infiniment blessée par l’inversion de toutes les valeurs » (exemplairement la déchéance du statut de l’écrivain et des professeurs, en même temps), et il ne lui restait plus que l’écriture pour s’en offusquer, au risque de déplaire. Qui dans le milieu des gendelettres aime à entendre ceci : notre époque est un temps où l’écrivain est devenu « l’histrion d’une fable qui ne lui appartient plus » mais fait les « délices » des mornes commentateurs du Spectacle ? Pas grand monde… Page 138, le mot est lâché : « mémoires involontaires » : Proust est présent en filigrane de la totalité de ces pages, de cette expérience intérieure à la recherche d’une enfance perdue – impossible projet. Non pas l’interprétation d’une jeunesse (laissons cela à Christine Angot), mais « la restitution de ce que peut avoir d’unique une enfance » : « Nulle mise en scène. Impossible sincérité, aussi bien. »
La forteresse
Pour Richard Millet, il ne fait aucun doute que la solitude est une « vertu essentielle pour un écrivain» ; aussi la forteresse du titre est-elle la citadelle dans laquelle longtemps, avant la sexualité partagée, l’écrivain s’est cru enfermé pour la vie. Il confesse ici avoir presque toujours vécu retranché en lui-même, et que « seul le fait d’écrire [lui] aura permis de dérouler un fil à l’intérieur d’un labyrinthe qui tantôt se confond avec la somme de [ses] phobies, tantôt prend les apparences du dehors où [il] titube». Cette « forteresse », ça a été cette solitude que se construisit l’écrivain en devenir pour endurer la dureté du monde extérieur, ses agressions ; cette solitude d’un jeune homme « maigre, craintif, tapi en [lui]-même », d’où il « regard[ait], respir[ait], écout[ait] les gens, les véhicules, les bruits de Beyrouth et la langue arabe », après l’installation familiale au Liban au début des années 60. Cette forteresse fut une citadelle intérieure contre l’horreur du monde adulte qu’il percevait, un nécessaire retrait, une réclusion volontaire de l’enfant-Richard-Millet. Noli me tangere…
« La citadelle » est le titre du premier chapitre de la quatrième partie du livre ; c’est un endroit inexpugnable où l’écrivain ne laissait rentrer que très peu de personnes (surtout des femmes, très peu d’amis), construction obligée pour vivre « dans une distance qui lui [était] nécessaire».
La lutte contre le père
L’on apprend dans ce livre que les relations entre Richard Millet et son père furent très conflictuelles (« mon père ne nous aura pas aimés»), l’enfant se voyant sous l’emprise d’une sorte d’envoûtement, dont l’écriture fut une tentative d’évasion. Toute sa vie, Millet a écrit contre la langue autoritaire du père afin de retrouver une dimension maternelle conséquente, « si bien qu’[il] n’aura eu d’existence que dans un entre-deux linguistique dont le style serait tout à la fois le lieu secret et dérisoire». Le défaut d’amour paternel fut la source à la fois d’une inguérissable blessure narcissique pour notre écrivain et d’un profond « mépris du monde». Ce monde aux mains des hommes ne méritait que le mépris de l’écrivain en germe.
La sexualité comme menace, et délivrance
La sexualité, pour Richard Millet, fut longtemps plus une menace qu’une promesse : elle menaçait « l’ordre monastique de [sa] forteresse intérieure». Elle menaçait de faire effraction en son for(t) intérieur. Comme tout mâle un peu honnête, Millet fut un adolescent obsédé sexuel, littéralement déchiré par ce désir d’abord impossible à combler (les femmes secrètement aimées lui apparaissant alors comme inaccessibles, interdites). La Forteresse constitue l’histoire de sa vie racontée par « l’archéologie de [sa] sensualité», même. « Une archéologie, donc, et un exorcisme.» Tous les détails, toutes les mésaventures sont signifiants : « À douze ans, ma verge (appelons ainsi ce qui était alors pur mécanisme) se dressait, menaçant l’ordre naturel de ma forteresse.» La sexualité, c’est cet impossible qui va venir faire effraction dans la forteresse intérieure. Ô saisons ! Ô châteaux (forts) !… Millet confesse qu’il ne savait rien alors « de la façon dont jaillissait le liquide contenu dans les bourses, et dont la perte aurait menacé [sa] solitude ». Il note, de façon décisive : « L’exil, ici bas, n’est peut-être que ça : la séparation des sexes. » Pourtant, c’est bien cette même sexualité qui va lui faire découvrir l’ouverture à l’autre, la plus bouleversante qui soit, dans l’acte de chair, « vertige qui dépasse l’opposition entre apollinien et dionysiaque, et semble plutôt la jouissance d’un espace-temps dont Dieu se retire pour nous signaler sa proximité absolue », entre vie et (petite) mort.
C’est donc l’amour charnel et la littérature qui auront été les anges messagers permettant à l’écrivain de sortir de sa forteresse, de ne pas se tuer après de longues crises d’automutilation. Car, comme écrivait Antonin Artaud, nul n’a jamais écrit, peint, composé ou sculpté en fait que pour sortir de l’Enfer..
Pour finir, Richard Millet nous gratifie dans ce livre de l’une des plus belles rencontres avec l’autre sexe, la féminité pour un homme – insondable étrangeté –, qui soit : « Peut-être se souriait-elle à elle-même, jouissant de sa propre beauté, comme le font certaines femmes, d’une façon ontologique. Pure affirmation de soi».
Pour paraphraser Jouhandeau, la poule pond, le lion rugit et Richard Millet écrit.
- Richard MILLET, La Forteresse — Autobiographie 1953-1973, Les Provinciales, 304 p., 24€
Crédit photo : Portrait de Richard Millet, écrivain à Paris le 25/09/2013 Photo Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro