Roman lumineux malgré la présence latente de la mort, La vie antérieure de Mirko Sabatino est empreint d’une douce nostalgie qui laisse poindre des interrogations existentielles répondant subtilement à la trame du récit.
Sortir de la nuit présente et retourner dans la lumière des souvenirs
Le second roman de Mirko Sabatino s’ouvre sur une scène étrange, comme sortie d’un conte, la voix d’un vieil homme s’élevant de l’obscurité dans une maison sans âge. La lueur d’une bougie vacille, menaçant de s’éteindre avant d’embraser une autre mèche, elle aussi tremblotante. Cette image représente le propos de ce livre, le destin privant autant qu’il offre, les vies se déplaçant et se télescopant pour que la mort ne se contente pas d’emporter sans rien céder à la lumière. Face à une ombre enfantine, le vieil homme raconte toute une existence, la sienne ou peut-être autre chose. Il laisse ainsi le passé effacer la nuit qui les entoure, et c’est un autre décor qui s’esquisse alors, même si sa silhouette voûtée et sa voix immémoriale réapparaissent au début de chaque partie de La vie antérieure.
Paillettes de sucre douces-amères
La première partie de ce livre est une confiserie, un concentré d’amour signé Ottavio
Ettore naît en 1977 dans les Pouilles – où vit d’ailleurs l’auteur. Il ouvre les yeux dans un lit entouré par tous les Maggio ou presque, cinq femmes et un homme, dans un appartement qui fait face à celui d’Irene. Le garçon grandit sans père, mais avec cinq mères et un grand-père qui le choient et le gorgent d’autant de valeurs que de fantaisie, de rêves autant que de lucidité, de pâtisseries italiennes autant que d’amertume. La première partie de ce livre est une confiserie, un concentré d’amour signé Ottavio, un grand-père finalement conquis par l’esquisse d’un sourire de son petit-fils nouveau-né. Fantasque, droit et bienveillant sous ses airs boudeurs, il est l’un des rayons de soleil de l’enfance d’Ettore, celui qui guidera ses pas futurs d’écrivain et qui pousse le roman à ce qu’il deviendra lui aussi, adulte de papier grandissant aussi sûrement que le fait un humain.
« Sa mère lui avait expliqué qu’Ottavio devait se rendre toutes les nuits à la pâtisserie, sans quoi les gens qui allaient travailler le matin ne pourraient pas prendre leur petit-déjeuner, et on ne pouvait pas se mettre au travail sans avoir pris son petit-déjeuner. Ettore aimait les croissants d’Ottavio, mais il préférait ses glaces et, par-dessus tout, il aimait son grand-père, même sans croissant et sans glace. »
Fraternité choisie- ou presque
Le garçon se délecte des glaces du bar-café familial, se cache dans les placards jusqu’à découvrir de nouveau la violence du monde, sept ans après l’abandon de son père. Un drame effiloche le fil de son destin, prend une vie pour lui offrir autre chose, une amitié indéfectible, une sorte de fraternité qui ne devrait rien à un quelconque choix. Bruno, le pianiste, Ettore, le rêveur, et Irene, l’espiègle, ne se quitteront plus – si leurs corps dérivent parfois, leurs pensées convergeront toujours. Les crises existentielles de Bruno seront adoucies par la présence d’Ettore, la quête sans fin d’Ettore sera réfrénée par les lettres d’Irene, les pertes d’Irene seront comblées par la présence de ses deux frères d’esprit.
Le trio que crée Mirko Sabatino, ici comme dans son premier roman, est ainsi uni par un fil d’Ariane doré qui ne peut être coupé malgré les déceptions, les amours interdites et les décisions qui brûlent la peau autant que le cœur. Les trois protagonistes grandissent et s’éloignent sans s’oublier, en s’écrivant et en continuant à hanter leur quotidien respectif. Ils expérimentent, font face au deuil et à la douleur, au tourbillon doux-amer d’une vie.
« Peut-être ces absences qui mutilaient le présent s’expliquaient-elles par un système d’équilibres que l’on ne pouvait voir que d’un point inaccessible de l’espace. »
Le soleil et la nuit
L’écriture du romancier italien est solaire et sensorielle, pleine de détails qui semblent primordiaux quand il en parsème ses phrases, très justement traduites par Lise Caillat. Si ses héros sont si vrais, c’est parce qu’ils ont des fossettes perdues, des yeux d’un bleu qui ne permet aucune comparaison, un grain de beauté sur le bras ou une robe rouge. C’est parce qu’ils sont parcourus de frissons de peur et de joie, d’épiphanies heureuses ou malheureuses, qu’ils craignent la mort autant qu’ils l’attendent. En effet, l’auteur italien enferme dans La vie antérieure toute la lumière et toute l’ombre d’un destin subi ou embrassé. Dans ses dialogues et dans la trame de son récit, il fait cohabiter les débuts et les fins, la vie et la mort, chacune insufflant à l’autre une énergie vitale qui nourrit les pages. Dans le dernier quart du livre, quelques coïncidences émergent, peut-être un peu étranges, presque un peu faciles, mais un certain mystère imprègne l’ensemble du texte, un dialogue muet entre peines et délices qui laissent les énigmes de la vie justifier ces conjectures étonnantes.
PHOTO DR/DENOËL
- Mirko Sabatino, La vie antérieure, Denoël & d’ailleurs, avril 2024