Myriam Revault d’Allonnes est spécialiste de philosophie éthique et politique. Son dernier essai, intitulé Le crépuscule de la critique (Seuil), insiste sur le déclin progressif de la faculté d’analyse et de jugement au sein du débat public. Cette diminution de nos comportements intellectuels entraîne dès lors des conséquences sur la façon de réagir face aux comportements du monde politique contemporain.
« Pour examiner la vérité, il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut » disait René Descartes. Cette citation résume parfaitement le début du petit ouvrage de la philosophe. Dans le débat public contemporain, l’expression d’une « critique » doit être vue comme une volonté de chercher la pertinence, le bien-fondé et la plausible vérité que l’on peut en déduire, en se détachant des supposées raisons ayant amené à la formuler. Mais à l’époque de l’information en continu, la surexposition de certains termes, néologismes et concepts crée la confusion au sein des esprits : déconstruction, universalisme, intersectionnalité, wokisme, islamo-gauchisme, … Leur utilisation n’a pas pour vocation d’alimenter le débat intellectuel mais plutôt de diffuser des instruments et des valeurs purement idéologiques, et selon l’autrice, cela va affecter la « faculté de juger commune à tous et indissociable de l’existence démocratique ».Pour reprendre Aristote, la politique ne se fonde pas sur une vérité rationnelle ou scientifique. Le débat est au cœur d’une vie politique basée sur des compromis entre les différents mouvements. Cependant, depuis une dizaine d’années, la tendance est à une importante percée des mouvements dit « radicaux » moins mesurés que les mouvements « centristes » à la recherche de consensus. Les premiers accusent les autres de nourrir l’autre extrémité, tandis que les seconds soulignent l’émergence de débats à la charge émotionnelle volontairement sollicitée, pour exercer efficacement propagandes et manipulations. La question de l’immigration étant l’exemple parfait pour illustrer les stratégies de l’extrême gauche et de l’extrême droite.
L’exemple des débats sur l’identité et l’universalisme
Myriam Revault d’Allonnes se focalise par la suite sur un thème prégnant dans le débat politique contemporain : celui de l’identité. Son analyse va nous permettre de rendre compte de l’étendue des discussions possibles autour de ce terme : sommes-nous tous réellement « semblables » les uns aux autres ? Sommes-nous toujours les mêmes au fil des années ? Dans quelle mesure les individus constituant une communauté peuvent-ils rester eux-mêmes sans réellement pouvoir rester les mêmes ? Selon MRA, le débat public, dont on peut s’accorder qu’il est en déclin pour plusieurs raisons (manques d’intellectuels français de renom, omniprésence de débats télévisés polémiques, émissions culturelles rarement diffusées et peu regardées), met en scène la question de l’identité sur un angle très fermé de la représentation subjective de son groupe d’appartenance. Cette question, saisie par les universitaires, donne lieu à des débats concernant l’analyse intersectionnelle de la composition d’une communauté (aussi appelée « wokisme »), définie par l’autrice comme « la nécessité de croiser les formes combinées de domination » au sein de nos analyses sociologiques.
A l’heure où les questions d’égalité raciale n’ont jamais été aussi présentes au sein de nos sociétés occidentales, cette analyse critique connaît un grand nombre de détracteurs, car parfois utilisée de manière trop radicale par une partie de la gauche. A l’autre extrémité de l’échiquier politique, ce qui est vu comme une dérive intellectuelle répond par une sorte d’universalisme béant, s’inspirant du siècle des Lumières. La récupération à première vue surprenante d’un héritage issu de la gauche philosophique du XVIe siècle, paraît anachronique selon MRA aux vues de la situation sociale et identitaire du pays : l’universalisme est né dans une culture occidentale et n’a pas pu faire sa mue du fait de l’immigration extra-européenne qu’a connu la France depuis plusieurs décennies. De plus, les ultras radicaux de droite portent en étendard la notion de « Grand remplacement », qui, complètement contradictoire avec la définition d’universalisme, ne corresponds en plus à aucune réalité démographique scientifiquement prouvée et indéniable. Mais la science peut-elle précisément répondre à tous nos questionnements actuels ?
L’évolution de la science, indissociable des doutes et des débats
Englobant à la fois les sciences sociales et les sciences mathématiques, la notion de « science » repose sur le doute permanent des scientifiques. « Soumettre une hypothèse à la critique, c’est la passer au crible d’un libre et public examen » argumente la philosophe. L’exemple de la pandémie de Covid-19 est la démonstration parfaite que le mythe préconstruit d’une médecine rationnelle et précise s’est totalement effondré au fur et à mesure des semaines de propagation du virus et des interventions des médecins sur les plateaux de télévisions. Deux extrêmes peuvent encore se distinguer, entre d’un côté les « rassuristes » et de l’autre les « enfermistes ». La vision d’un « savoir intemporel » partagé par tous ne peut une fois de plus qu’écorner la parole et l’image de l’incarnation du scientifique.
La chercheuse conclut ce développement en précisant que cet épisode ne fait qu’amplifier la perte de l’esprit critique nécessaire pour affronter les problèmes de demain, tel que le surdéveloppement technologique ou la question du changement climatique, mais également dérouler le tapis rouge aux affirmations complotistes qui vont incarner la pluralité dans un débat global qui en aura gravement manqué.
La déconstruction : la conception d’une critique utile et réfléchie
Les dernières pages de l’essai de Myriam Revault d’Allonnes sont consacrées à l’émergence du processus scientifique de « déconstruction ». Associé à la nouvelle pensée intersectionnelle, il s’agit en réalité d’une appropriation de la French Theory, développée comme son nom l’indique par des auteurs français, tels que Foucault, Deleuze, Derrida ou Guattari. Au-delà des déclarations parfois loufoques de la député Sandrine Rousseau autour de son mari « homme déconstruit », l’autrice nous rappelle que ces modes de pensée réhabilitent le mythe de l’« homme nouveau », qui n’est pas sans rappeler certaines périodes totalitaires du siècle précédent.
L’objectif initial est louable, à savoir démontrer scientifiquement que tout ce qui peut sembler être naturel est en réalité le fruit d’une construction sociale. Mais son utilisation dépasse largement les limites du cadre du travail initial de Jacques Derrida, donnant lieu aujourd’hui à une dichotomie dominant/dominé qui paraît excessivement rationnelle et cruellement homogène. La philosophe dénonce cette vision sur-binarisée des choses, estimant qu’il s’agit d’un épouvantail « politico-idéologique », provoquant l’inverse de ce que ces défenseurs souhaitent promouvoir : « la remise en question des valeurs et des stéréotypes se renversent eux-mêmes en stéréotypes ».
En définitive, cet essai philosophique nous expose au grand jour ce qui peut être l’un des plus grands maux de notre démocratie actuelle : le manque de critiques, d’échanges et de dialogues, ressemblant à l’exercice d’un kratos (pouvoir) sans démos (peuple). L’émergence de théories et de points de vue clivants semblent représenter aujourd’hui un danger pour la survie du débat public, tant la possibilité de contradiction semble réduite au minimum et la diffusion de fausses informations à un niveau croissant. Est-ce par rejet de la recherche du consensus ? La réélection d’Emmanuel Macron, issu du centre, semble pourtant nous prouver le contraire, à moins que le centrisme se soit, lui aussi, éloigné du compromis et du débat.
Crédit photo : © Hannah Assouline