Paru le 4 janvier 2024 aux Éditions P.O.L., Python est le dernier roman de Nathalie Azoulai. Fascinant récit d’une femme de cinquante ans qui veut apprendre à coder, c’est aussi celui d’une séduction contrariée pour le « nouveau monde » numérique, son langage, sa puissance et sa jeunesse. L’enquête se fait progressivement plus intime et trouble. Décodons. 

Zone Critique : Au départ enquête sociologique sur le milieu du code, Python bascule peu à peu dans l’intime… Aux lignes de code se mêlent la vie et l’écriture, sans qu’il soit possible de détricoter le point de bascule. C’est à la fois fluide et déconcertant. Comment cela s’est-il présenté à vous ?

Nathalie Azoulai : Au départ du livre, il y avait mon envie de mener l’enquête sur l’univers du code, aujourd’hui majoritairement masculin. L’érotisme s’est immiscé dans l’observation, c’est la veine un peu romanesque qui s’est glissée dans mon travail, et inconsciemment, l’univers s’est transformé en univers érotique de garçons avec des garçons. Cela m’a ramené à ce moment de ma vie où j’ai découvert la sexualité des jeunes garçons entre eux, par l’intermédiaire du personnage de Simon. Sans m’en apercevoir tout de suite, ce personnage a donné un autre sens à l’enquête, la transformant en exploration plus intimiste. Tout s’est passé comme je le raconte dans le livre : au moment où la narratrice se met à fantasmer dans l’école 42, l’intime prend le relai sur l’enquête.

ZC : Et puis, il y a la question du langage… 

NA : Bien sûr. Au départ, ce qui m’intéressait particulièrement chez ces jeunes codeurs, c’était leur rapport à ces nouveaux langages qui régissent le monde aujourd’hui et chacune de nos actions. Comment sont-ils produits, articulés et pratiqués ? C’était, une fois de plus, une manière de m’intéresser à la composition des langages, à d’autres grammaires, mais aussi de confronter mon langage à celui de l’avenir. C’est ainsi que je fonctionne : toute à l’objet de ma recherche, je regarde comment ça marche, sans trop comprendre vers quoi je vais. À l’aune de ce nouveau regard, l’objet qui est le mien -la littérature, le roman- perd de sa valeur, je le trouve dépassé. Puis, à mesure que je démystifie le nouvel objet, je reviens au mien. C’est presque une stratégie inconsciente qui me permet de réévaluer la valeur du langage traditionnel. Ce qu’il a de plus, de spécifique, ce que l’autre n’a pas… Le code est beaucoup plus puissant mais il manque de complexité. Je fais des comparaisons un peu sauvages qui me permettent de réfléchir et de mieux cerner ce que je fais. 

ZC : De langage de programmation, Python s’est mué en “un spectre, alliage d’esprit et de corps (…) où brille ce qui me plaît tant chez un homme, l’éclat d’une force brutale qui vient braver, redresser l’atermoiement illimité” comme une figure évanescente masculine que l’on arrive pas à capturer, à la fluidité érotique… 

NA : C’est vrai. Cela passe par la réminiscence de Simon, ce personnage qui pratiquait le code au sens où il décodait sans cesse le langage. Fou de grammaire, il  avait le même scrupule pour la langue que les codeurs, et puis, la même solitude, cette réclusion, vie clandestine un peu souterraine. La réminiscence vient aussi du fait de renouer avec la jeunesse.

Il s’agissait pour moi d’interroger cette libido particulière qui guide la machine et les lignes de code.

Effectivement, tout est là depuis le départ, en filigrane, et n’attendait qu’à être révélé. Il s’agissait pour moi d’interroger cette libido particulière qui guide la machine et les lignes de code. Cet univers est souvent perçu comme très cérébral, peut-être à cause des films et des séries, j’ai voulu y mettre de la libido, des hormones, le corps à travers la machine… Au fur et à mesure de l’enquête, le motif du python a révélé sa double-face. Le langage se mue en fétiche pour les hommes troubles… Le tableau sur lequel la narratrice punaise des images, c’est le mien. Peu à peu, une trilogie s’est mise en place : le python du code, une zone intermédiaire au motif serpent, puis toute la référence homosexuelle qui émerge, avec Mercury, Brando…

ZC : Vous écrivez toujours comme cela, à l’aide d’un tableau ?

NA : Pas du tout. J’étais en résidence au Japon, les studios avaient des murs magnétiques. J’y ai collé des images qui faisaient partie de mon processus d’ imagination et je me suis dit que j’allais tracer le parcours du livre à la verticale, ça a été très moteur. J’écris à l’ordinateur, je peux donner une dimension visuelle à mon travail -parties, code couleur- mais jamais comme cela. Le texte s’est écrit en parallèle du tableau, c’était progressif. En temps réel. 

ZC : Python présente deux mondes que tout oppose : celui de “l’ordre du langage information, sa précision, sa clarté univoque” et celui de la littérature “qui ne tranche pas”. Ils sont incarnés par les personnages, comme Marion, professeure de lettres classiques, ou les codeurs, Chloé, Boris, Enzo. Quant à la narratrice, elle doute, fait “le yoyo”, “pense bêtement qu’il faut choisir…”

NA : Certains personnages, comme Margaux, la littéraire passée au code, opère la réunification entre les deux mondes. Mon désir était d’arrêter de séparer la technologie de la littérature. Pour moi, toutes ces zones qui relèvent de la science, même dématérialisée, sont de grandes sources d’inspiration. Elles sont terrain d’observation comme elles l’étaient pour Jules Vernes, et terrain poétique. Je joue avec les objets, je les configure et les comprends à ma façon : cela me nourrit. La littérature est là pour déplier la complexité des choses, pour rendre compte des multiples points de vue. Si elle n’influence plus grand monde, son rôle est sans doute celui-là. Il faut de la précision : une littérature qui perd en complexité pour, par exemple, asséner des messages univoques, perd en subtilité. 

ZC : C’est ce que propose l’intelligence artificielle : à un moment, Enzo et la narratrice essaient d’écrire un roman avec ChatGPT. La machine ne leur renvoie que des images toutes faites… 

NA : J’anime parfois des ateliers d’écriture et ce que j’essaye de transmettre aux élèves, c’est l’idée que tous les grands auteurs sont d’une extrême précision. Il faut éviter les formules trop lisses, la subtilité passe par l’ajout de nuances, de contradictions, de complexité. Je crois que ce qu’on aime en littérature, c’est sentir la personne derrière l’écriture. Il faut de l’intimité, sans quoi l’on reste à l’état de faiseur. En cela, je ne vois pas  ChatGPT comme une menace sur le plan littéraire. Peut-être, comme le prétend le personnage de Boris, que l’intelligence artificielle deviendra une vraie menace grâce à l’approfondissement des techniques d’écriture et à l’extension des corpus. Mais ce qui fait la littérature, c’est l’expérience singulière, or je ne sais pas si la machine arrivera à la reproduire… Et quand bien même elle arriverait à faire aussi beau que Proust, est ce que l’on trouverait ça beau ? Pas sûr : ce qu’on aime, c’est la vie qu’il y a derrière, le génie, l’invention. Si c’est la production d’une machine, l’émotion ne sera pas au rendez-vous, comme lorsque Kant découvre que le chant du rossignol qui l’a tant bouleversé est en fait le son de la flûte d’un enfant et que son émotion disparaît complètement. Quoi qu’il en soit, il est difficile de faire des prédictions. Je pense que nos visions sont simplistes et affolées, comme toujours face à de nouvelles techniques d’envergure. Mon optimisme de fond me fait dire que l’homme gardera la maîtrise…

  • Nathalie Azoulai, Python, Éditions P.O.L., 4 janvier 2024
  • Crédits photo : Nathalie Azoulai © Hélène Bamberger/ P.O.L