Aymeric Monville est éditeur. Fondateur de la maison Delga, il est l’auteur remarqué de plusieurs essais de philosophie politique écrits dans la lignée du penseur Michel Clouscard. Défenseur du matérialisme humaniste, ce dernier pourfend les mouvements de pensée détachés des conditions matérielles objectives qui déterminent les trajectoires de nos existences. Dans Misère du nietzschéisme de gauche, Aden, 2007, réédité dernièrement aux éditions Delga en 2023, l’essayiste dénonce l’engouement d’une certaine intelligentsia pour la pensée d’un philologue aux relents réactionnaires.

D’emblée, l’auteur fait de Nietzsche la coqueluche de l’idéologie dominante. Encensé tant par une certaine gauche que par les fascistes, ce dernier remporte tous les suffrages : irrationaliste, individualiste, et anti-communiste, il fascine tout autant Michel Foucault et Drieu La Rochelle. Monville pointe une continuité dans l’idolâtrie pro-nietzschéenne qui s’étend de la gauche morale non communiste à la droite de la droite : exaltation de la jeunesse, primat de la vie sur la raison, valorisation de l’individu contre la collectivité, esthétisme primesautier mais aussi culte de l’insolence font bon ménage au sein de la démocratie bourgeoise acquise au libéralisme-libertaire.

La plasticité supposée de l’œuvre du philologue moustachu est très ancienne, le « nietzschéisme de gauche » apparaît en 2002 sous la plume de l’inénarrable Michel Onfray. Théorisant un Nietzsche « attentionné aux vieilles dames fragiles » et « jubilatoire », le plumitif normand fait de ce dernier un penseur libertaire avec La sagesse tragique.

Si Monville reconnaît un certain talent au philosophe prussien, il n’en décèle pas moins les dangers que celui-ci fait peser sur les acquis du rationalisme des Lumières, périls perpétués par la gauche morale citée ci-dessus : Dépréciation de l’entendement et de la raison, défense de thèses ethnicistes au détriment des causes sociales, pseudo-aristocratisme et réduction de la pensée à la seule utilité technique mettent d’accord les tenants du pouvoir actuel. Or, ce genre d’assertions,  “volens nolens”, pave la voie au fascisme qui récuse tout à l’avenant la possibilité d’une action collective, le principe d’égalité entre les hommes, ainsi que l’idée de progrès fondée sur la raison. 

Les dangers qui pèsent sur ces acquis philosophiques viennent d’une tradition française que l’auteur rappelle dans son ouvrage : en effet, l’introduction du philologue dans les milieux universitaires hexagonaux s’est faite par le truchement d’un personnage peu célèbre mais emblématique, Charles Andler. Auteur d’une étude en trois volumes sur Nietzsche parue en 1920, il fait figure d’autorité pour la compréhension du penseur au marteau. Cette réception s’est déroulée dans un cadre historique favorable au nationalisme : germaniste talentueux, Andler met sa plume au service de la propagande de guerre lors de l’Union sacrée. Thuriféraire de la figure de Napoléon Bonaparte, il met en exergue les passages de La Généalogie de la morale chantant les louanges du petit Caporal, incarnation suprême de l’Idée de surhomme. Par ailleurs, Monville note qu’il existe une étrange similarité entre la réception fasciste de l’auteur d’Aurore et celle de la « gauche » : ces deux mouvances apprécient le bellicisme nietzschéen. Plus généralement, Nietzsche reste dans les mentalités françaises le défenseur de la musique méridionale contre la lourdeur germanique : son amour de la latinité l’éloignerait defacto de l’extrême-droite. Néanmoins, ce poncif est profondément faux, ce que démontre la germanophobie très prononcée de L’Action Française sous la tutelle de Maurras ; pire que cela, Mussolini lui-même brocarde l’esprit de système issu de la scolastique, tout en faisant l’éloge du tropisme méditerranéen des textes du philologue. Enfin, Georges Palante, penseur admiré par Michel Onfray, récupère l’élitisme de son maître à penser prussien : apôtre d’un État minimal comparable à celui préconisé par les libertariens, contempteur des masses, Palante vante les mérites de l’initiative individuelle tout en tapant allègrement sur l’esprit corporatiste des syndicalistes. Cerise sur le gâteau, ce dernier a laissé derrière lui des écrits laudatifs sur Georges Clemenceau, dont le surnom était « le casseur de grèves ». 

Penchons-nous sur le révisionnisme philosophique des nietzschéens de gauche.

Le solitaire contre le totalitaire

Cette volonté de préserver Nietzsche des accusations de fascisme passe aussi par l’œuvre inclassable de Georges Bataille

À  première vue, il est difficile de distinguer nettement les nietzschéens de gauche et ceux de droite. Or, Monville souligne le fait qu’après-guerre, un triumvirat philosophique composé de Maurice Blanchot, Georges Bataille et Albert Camus va s’efforcer de créer un Nietzsche humaniste et anti-fasciste. 

Maurice Blanchot, écrivain à la trajectoire politique trouble, est passé d’une jeunesse très droitière à un gauchisme affirmé : tenant d’une littérature autotélique et très abstraite, ce dernier n’a jamais vraiment quitté le confort de la bourgeoisie. En souhaitant gommer les aspects profondément réactionnaires des textes de Nietzsche, Blanchot a voulu glorifier son irrationalisme par son culte démesuré en faveur de la figure du grand écrivain, celle de Sade en l’occurrence. À  l’instar de Camus, ce dernier reste vague et passif sur le plan politique, à la fois par anti-communisme primaire et par réflexe de classe. Intellectuel « dég...