Dans son nouvel essai, La terreur jusque sous nos draps (Plon), qui apparaît presque comme un manifeste, Noémie Haliouaentreprend de sauver l’amour. Un pari d’un romantisme extrême, donc un pari qui donne envie d’être pris.  

L’amour en garde à vue                                                    

Tout est décidé, tranché, jugé, admis : l’intime aussi est politique. Rien dès lors n’échappe au magistère des féministes dernière mode, y compris la vie amoureuse. Du premier regard, jusqu’aux positions sexuelles, en passant par la répartition des tâches ménagères, nos nouvelles vigies du désir – sorties toutes armées de leurs études sociologiques de la cuisse du marxisme pour ne juger la vie qu’en général et derrière les lunettes de la statistique – écrasent partout l’infâme, puisque tout doit obéir à une nouvelle morale déguisée du nom de progrès :

« En prétextant faire la “révolution dans la chambre à coucher”, chercher des rapports plus sexuellement corrects, ces militantes tendent à instaurer un nouvel ordre moral, qui, si on le suit jusqu’au bout, revient à liquider le désir, sanctionner la jouissance, cliver à jamais les sexes. La politisation de l’intime conçoit le couple exclusivement comme une cellule politique, un rapport de domination sexué qui conduit fatalement à sa judiciarisation. » 

Ah, pauvre Cupidon, le voilà honteux, dépouillé de son arc et de ses flèches, soupçonné, menotté, ausculté, emprisonné entre le pire et le risible :

« Ainsi, les femmes qui aiment l’amour se retrouvent entre le marteau des “porcs” et l’enclume de ces moralistes enragées. Malgré tout, la plupart d’entre elles (d’entre nous ?) aspirent encore et toujours à l’amour vrai en dépit de la violence potentielle des prédateurs et de la culpabilisation néo-puritaine. »Car pour le féminisme contemporain, d’extrême gauche, il ne s’agit nullement de comprendre, et par là d’embrasser, la condition humaine. Non, il n’est toujours question que d’aliénations, de luttes, de dominations unilatérales, de politique de la honte et de l’exclusion, avec bientôt des formulaires de la bonne jouissance et cette épuration de chacun pour nous amener au plus neutre, c’est-à-dire au plus mort de nous-même. Rien de neuf, évidemment.  C’est toujours la même technique : celle de dénoncer les abus, effectivement inadmissibles, profiter d’un ressentiment légitime, pour, par glissement, criminaliser l’ensemble d’un groupe désigné et mieux fliquer tout le monde. Dans les années 1960, la société entière était fasciste, aujourd’hui, même les poignées de portes sont patriarcales.

Arracher l’amour aux salauds comme aux puritains 

Un hymne à la passion

Mais le plus enthousiasmant, dans l’essai de Noémie Halioua, bien plus que sa dénonciation des stalinistes du caleçon, c’est surtout sa célébration de l’amour absolu, de la vitalité et de l’ivresse des grandes passions :

« Que l’on ne s’y trompe pas : le présent essai ne se donne pas pour mission, uniquement, de mettre en lumière la furie des femmes savantes. Il est d’abord question de défendre l’amour avec ses failles, ses contradictions, ses asymétries, ses injustices et ses imperfections. De le réhabiliter dans sa dimension antique, mythique, cosmique, dionysiaque et apollinienne, comme dirait Nietzsche, soit comme recherche d’harmonie et expérience des limites. Il s’agira de faire l’éloge des singularités, des couples marginaux, atypiques, pour montrer combien l’amour est toujours une exception. De se placer du côté des romanciers et des poètes, hommes et femmes, qui jugent que l’amour ne peut être appréhendé comme un phénomène collectif par sa seule dimension politique, ou comme un strict objet sociologique, à partir d’une grille de lecture de la domination sexuelle. » 

Il est vrai qu’on se figure mal notre troupeau d’« hommes-sojas » déconstruits, produits avariés, nés d’un siècle vaurien, réciter avec Baudelaire, les pieds au bord du gouffre : « ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,/ C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime ». Or c’est bien de cela dont il s’agit, d’arracher l’amour aux salauds comme aux puritains, de le reprendre à tous ceux qui en ruinent la catharsis, cette transmutation de la pulsion de mort en pulsion de vie. Il faut, selon Noémie Halioua, vivre l’amour jusqu’au plus déraisonnable, afin d’en connaître la poésie, laquelle se trouve, comme le rappelaient les signataires de la tribune contre Sylvain Tesson, « Dans tout ce que nous sommes et ce en quoi nous n’étions pas destiné·es à survivre ». 

Aventure singulière, l’amour ne peut être décrite que par la littérature.

La littérature comme dernier recours

Hymne à l’amour fou donc, mais aussi par là, un hymne à l’individu, et à sa singularité. Un hymne contre le totalitarisme sociologique et le tout-politique qui triomphe à nouveau à gauche. Un hymne qui oppose aux grandes sciences des généralités que sont les sciences sociales, la littérature :

« “La littérature est un caillou dans l’esprit de système”, considère le philosophe Alain Finkielkraut, qui défend la supériorité de la fiction narrative sur l’idéologie. De la même façon, l’amour est le caillou dans la chaussure de l’esprit de système, l’élément qui échappe à toute organisation mécanique, qui peut faire vaciller la machine. Raison pour laquelle, depuis la nuit des temps, les poètes et les romanciers, hommes et femmes, sont les mieux armés pour décrire l’amour, bien mieux que les sociologues, les politicards et certains philosophes matérialistes ». 

Aventure singulière, l’amour ne peut être décrit que par la littérature. Car seule la littérature peut mettre en lumière la vie intérieure d’un individu, comme le rappelle Patrice Jean dans son dernier essai, Kafka au Candy Shop. La littérature reste l’art du sujet et de son intimité, une intimité qui n’est jamais collective, même dans la souffrance : 

« Toute douleur individuelle, faisant écho à celle des autres, doit-elle nécessairement déboucher sur une entreprise politique ? Il est possible de trouver un élément de réponse dans cette citation du célèbre écrivain américain Philip Roth : “quand on généralise la souffrance, on a le communisme, quand on particularise la souffrance on a la littérature.” »

Une défense radicale de l’amour

En lisant cette célébration de l’individualité et des amours hors normes, de la vitalité contre « le sacre des pantoufles », de la féminité comme puissance de vie, comment résister à l’élan de ce livre, tellement à contre-courant de toute l’époque ? Car Noémie Halioua a raison, il faut certes condamner les criminels, les violences morales ou physiques, les véritables pervers, manipulateurs ou manipulatrices et autres porcs. Mais il faut aussi, dans un même temps, ne rien céder aux prédicateurs de pureté de gauche comme de droite, même lorsqu’ils empruntent le masque de la justice et de la défense des victimes. Il faut être monstrueux aux yeux de ces nouveaux bigots et de l’avenir qu’ils nous concoctent, plein de gris et de sentiments convenables, absolument anti-littéraires, car c’est au fond aussi ce qui se joue : la défense d’un individu qui ne soit ni un consommateur amoral de l’autre, réduit à l’état d’objet, ni le rouage indifférenciable d’un totalitarisme du cœur. 

Alors, face aux faux sortilèges des sorcières de Mona Cholet, je ne peux que saluer ce geste généreux que constitue le livre de Noémie Halioua, qui donne envie de chanter avec Lady Gaga : « Russian roulette is not the same without a gun/ And baby, when it’s love, if it’s not rough, it isn’t fun. »

  • Noémie Halioua, La terreur jusque sous nos draps, Plon, Paris, 2023.
  • Crédit photo © collection particulière