Dans le cadre de la vingtième Biennale de la Danse de Lyon, le collectif Petit Travers ouvrait la saison du Théâtre National Populaire avec sa nouvelle création, Nos matins intérieurs. Accompagné·es par les musiciens du Quatuor Debussy, dix jongleur·euses y racontent en gestes et en mots les reliefs de leur pratique : l’entraînement, la répétition, l’endurance, l’obsession, la solitude… Mais aussi la transmission, le collectif et l’harmonie, pour créer devant nous une communauté du mouvement, toute en délicatesse et en poésie.
Irradiation du geste
Grâce à une succession de tableaux d’une grande beauté, les dix jongleur·euses nous font traverser leurs souvenirs, leurs peurs, leurs doutes et leurs ravissements, tout en construisant une poétique de l’ensemble.
Le jonglage est une pratique solitaire. Il s’apprend souvent dans le secret d’une chambre d’enfant, puis se consolide par de longues heures en tête-à-tête avec les balles. Regarder un·e jongleur·euse jongler, c’est s’immiscer dans une relation privilégiée et unique, qui ne ressemble à aucune autre. Ce rapport divinement singulier, le collectif Petit Travers le met en lumière et le fait dialoguer avec son apparent contraire : la création d’une œuvre collective et chorale. Grâce à une succession de tableaux d’une grande beauté, les dix jongleur·euses nous font traverser leurs souvenirs, leurs peurs, leurs doutes et leurs ravissements, tout en construisant une poétique de l’ensemble.
Par le truchement des voix-off, les interprètes nous emmènent dans leurs « matins intérieurs », là où ils et elles ont stocké toutes les heures de travail, toutes les chutes, toutes les difficultés des premiers temps qui paraissent absurdes aujourd’hui. On y entend aussi les moments magiques : lorsque le jonglage devient « liquide », lorsque ce n’est plus le·la jongleur·euse qui fabrique la figure mais l’inverse, lorsque l’on trouve « son » jonglage… Devant nous, tout cela s’anime : chacun·e des interprètes se laisse traverser par la singularité de ses rendez-vous avec les balles. Il y a celui qui jongle en chantant, celle qui utilise tout son corps, celui qui double ses balles, celle qui explore toutes les trajectoires…
Progressivement, au creux de ces singularités, se dessine une harmonie. Une onde qui se diffuse, un frisson qui rattrape le groupe et qui crée des figures communes. Il y a quelque chose de magique dans ces ondulations de balles qui semblent presque vivre en autonomie. Dans ces fréquences communes, les balles tombent parfois : les corps s’arrêtent, puis reprennent. L’accord n’est pourtant jamais brisé, au contraire : les chutes créent des effets de canons, et participent à la création d’une musique et d’une rythmique commune.
Écrire une partition
On se laisse totalement emporter par les sons du violoncelle, de l’alto et des violons, caisses de résonnances du sensible de ces matins intérieurs.
En écho de ces tableaux, les quatre musiciens du Quatuor Debussy parcourent les œuvres des compositeurs Henry Purcell et Marc Mellits. Séparés par plus de trois siècles, les morceaux interprétés sur scène se répondent pourtant assez magiquement. Ils partagent une même attention à leur « architecture rythmique », terrain de jeu privilégié du collectif Petit Travers : on pense notamment à un autre très beau spectacle de leur répertoire, S’assurer de ses propres murmures, formidable duo rythmique entre un batteur et un jongleur. Ici, on se laisse totalement emporter par les sons du violoncelle, de l’alto et des violons, caisses de résonnances du sensible de ces matins intérieurs.
Chaque geste et chaque lancer prennent une dimension chorégraphique et le jonglage se transforme en ballet.
Grâce à cette présence continue de la musique, les corps des jongleur·euses deviennent des corps dansants : chaque geste et chaque lancer prennent une dimension chorégraphique et le jonglage se transforme en ballet. Les balles sont tout autant de petites danseuses qui jouissent de presque plus d’indépendance que leurs lanceur·euses : elles sautent, rebondissent, tombent, roulent et repartent de plus belle. Elles marquent le rythme et continuent de donner le tempo même lorsque la musique s’arrête, vaillantes gardiennes des battements de cœur du groupe.
Dans ces architectures, on retrouve également la manipulation de bâtons de bois : perchées en équilibre sur le front, envoyées en l’air ou manipulées avec délicatesse dans l’espace, ces lignes succèdent à la rondeur des balles pour écrire une partition commune. Les bâtons, qui pourraient évoquer des armes, se font ici plutôt traits d’union entre les corps. Leur manipulation individuelle et collective a quelque chose de fascinant et structure poétiquement les corps et l’espace.
Mondes de demain
Aux côtés des balles et des bâtons, les cubes de la scénographie parachèvent l’atmosphère décidément géométrique de ce spectacle (également révélée par une splendide création lumière). Fréquemment déplacés, assemblés puis disjoints, ils sont autant de mondes divers et évocateurs (des sommets de Chamonix aux buildings japonais en passant par des volcans en éruption…) Ils sont aussi un grand terrain de jeu pour les jongleur·euses et les musicien·nes qui peuvent y prendre de la hauteur, pour mieux se regarder et s’écouter les un·es et les autres.
Les expressions sont ici à la fois intérieures et extérieures, corporelles et vocalisées.
En effet, c’est de regard et d’écoute dont on nous parle sans beaucoup de mots : au creux de la délicatesse qui les caractérise, les jongleur·euses de Nos matins intérieurs inventent ici un espace où l’on peut s’arrêter et entendre ce que chacun·e a à dire : une attention à l’autre sans laquelle il ne peut y avoir de collectivité. Les expressions sont ici à la fois intérieures et extérieures, corporelles et vocalisées : l’intégration de la parole live peine parfois à trouver une réelle présence théâtrale, mais on rit beaucoup de la parodie de thérapie collective pour jongleur·euses un peu névrosé·es.
Car cela rend parfois un peu fou, autant d’heures passées à répéter les mêmes mouvements le nez en l’air, autant de solitude et d’abnégation. Pourtant, tout cela crée sur scène une poésie du geste jonglé tout à fait unique, à laquelle le collectif Petit Travers rend un très bel hommage. C’est plus largement la réaffirmation d’une nécessité artistique et politique : celle de « faire une petite place à l’épanouissement au milieu du bruit et de la fureur ».
Dans cette nouvelle création, les jongleur·euses du collectif Petit Travers irradient le public de leur technique et de leur sensibilité : ils et elles créent une symphonie de gestes, sautant de solos en retrouvailles groupées. Fasciné·es, on les regarde et les écoute inventer, à l’aide de tous leurs matins intérieurs, des après-midis communs.
- Nos matins intérieurs, écrit par Julien Clément et Nicolas Mathis, mis en scène par Nicolas Mathis et interprété par Eyal Bor, Julien Clément, Rémi Darbois, Amélie Degrande, Bastien Dugas, Alexander Koblikov, Taichi Kotsuji, Carla Kühne, Emmanuel Ritoux et Anna Suraniti, avec les quatre membres du Quatuor Debussy, Christophe Collette, Emmanuel Bernard, Vincent Deprecq et Cédric Conchon.
Crédit photo : © Blandine Soulage