Après avoir filmé l’île de Lampedusa, symbole de la crise migratoire, Gianfranco Rosi tente avec Notturno de renverser la destinée tragique du Moyen-Orient, enregistrant des existences dont la tranquille ordinarité devient l’acte de résistance le plus étincelant.
On lira ici et là que Gianfranco Rosi a tourné son nouveau documentaire Notturno le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban. Il ne sera jamais réellement question de ces pays, de ces espaces géographiques, ni des entités étatiques, des identités nationales, des mouvements politiques ou religieux qui s’y déploient, des peuples qui en sont issus, des guerres qui les configurent et les défigurent. Ruines muettes, rues désertes et étendues désolées constituent pour le cinéaste (et donc son spectateur) un paysage total, creuset originel et indistinct. La fascination du documentariste italien pour les non-lieux – le désert hippie de Below Sea Level, la ceinture périphérique romaine de Sacro GRA ou même la chambre d’hôtel 164 du Sicario – atteint alors son paroxysme, opérant un glissement esthétique et sémantique de l’espace géographique vers l’espace symbolique : au lieu de les explorer, Notturno abolit les frontières qui furent autrefois tracées, recréant accidentellement l’idée d’un Moyen-Orient uniforme et univoque tel que le rêve depuis longtemps l’imaginaire occidental, l’Arabie Heureuse et utopique s’étant lentement mais inexorablement abîmée dans un état de guerre perpétuelle.Il n’y aura plus de jour
« À la fin, c’est la géographie qui gagne » entend-on dans le Genou d’Ahed, le dernier film de Nadav Lapid. En quelque sorte, Notturno débute juste après cette phrase, au moment précis où la victoire du principe géographique – c’est-à-dire celle de son extension géopolitique et guerrière – est telle qu’il devient automatiquement caduc, frappé d’étonnement devant l’anéantissement d’un espace formé à partir de ses raisonnements. Que reste-t-il après la géographie ? Une seule croyance soutient le film de Rosi, de son premier à son dernier plan : le langage cinématographique contient tout. Charge à lui de chercher dans la nuit la plus profonde les feux, les contre-feux, les signaux lumineux qui viennent transpercer l’obscurité et fabriquer à nouveau du récit. Des mères cherchent la trace de leurs fils disparus dans les anfractuosités d’une prison, un homme fredonne des chants religieux, des chasseurs guettent en silence le vol des oiseaux : Notturno est d’abord une succession de trêves, aussi folles qu’éphémères, un temps suspendu dans lequel la guerre est l’implacable hors-champ, jamais filmée, toujours présente. Sans cesse, la nuit menace de recouvrir pour toujours la couleur, d’engloutir le pauvre Ali qui attend sous son arbre que la tempête finisse. Les plans de Rosi, même de nuit, sont ainsi baignés d’une demi-lumière, semblable aux ciels de Giuseppe de Nittis.
Le verbe, ce sont les enfants et les fous qui s’en emparent
Ce monde existe quasiment sans parole, comme si femmes et hommes craignaient de couvrir la voix des morts, de rater l’appel de ceux qu’ils ont perdus. Le verbe, ce sont les enfants et les fous qui s’en emparent, renversant le réel, le temps de deux séquences hallucinantes. La première voit des enfants Yézidi, témoins et victimes de l’âge de la terreur instauré par l’état islamique, dessiner les exactions, les tortures et les massacres. La naïveté des traits – ils dessinent comme tous les enfants du monde – confère à leurs esquisses colorées l’aspect chimérique des peintures noires de Goya. Quand leurs voix limpides viennent décrire, nommer, joindre le monde et sa représentation, quelque chose d’irréversible se produit : il n’y a plus d’indicible qui tienne, plus d’innommable qui vaille. « On peut toujours tout dire, en somme » dirait Jorge Semprún. Les dessins sont ensuite punaisés au mur de la classe : l’infernale fresque qu’ils constituent racontera sans doute mieux Daech que tous les reportages télévisuels.
Nuit obscure
Gianfranco Rosi filme plus tard un étrange théâtre, niché au sein d’un asile psychiatrique. Les patients, encouragés par un praticien devenu metteur en scène, répètent une pièce déployant l’invraisemblable succession d’indépendances, de révoltes, de révolutions, d’affrontements, de soulèvements, de trahisons qui compose désormais l’histoire de leur pays. Malheur, colère, souffrance : il est vrai qu’il y a de quoi devenir fou. Mais la folie est surtout une mise à distance du monde, un asile salutaire contre l’insensé du monde. Cette absurdité de l’existence est de tous les plans de Notturno. Il est inconcevable de vivre, ici et maintenant, et pourtant on vit, ici et maintenant. On tient là un mystère inépuisable, d’une beauté terrassante.
Deux soldats parlent de leur mal de dos. Une famille procède au rituel du coucher dans l’unique pièce de la maison. Un jeune homme sur sa mobylette sillonne les routes au petit matin, avant de débuter sa partie de pêche quotidienne. Les combattantes kurdes boivent le thé ou regardent sur leur smartphone l’enregistrement des derniers affrontements. En un sens, tous les protagonistes de Notturno sont des peshmergas. Ils se tiennent en permanence au-devant de la mort et leur puissance de vie s’en trouve décuplée. L’intensité vitale qui se déploie en eux nous est étrangère, presque imperceptible, comme sur le point de s’évanouir.
À la croisée des chemins, un cheval nous regarde. Le plan dure, et le cheval continue de nous fixer. Le plan dure, et la scène tourne à l’hippomancie. Mais l’oracle restera muet, emportant avec lui ce qui semblait être un secret millénaire. Des chevaux comme des hommes, c’est tout ce qu’on se demande au cinéma : montrer les êtres sans prétendre accéder à leur mystère.