En cette fin d’année, nous avons choisi de donner la parole à quelques créateurs de contenu sur Instagram pour qu’ils évoquent un objet culturel qui les a marqués. Estelle Chalut-Natal (@pepite_s ) inaugure cette série en parlant de sa passion pour le dernier roman d’Éric Reinhardt, Sarah, Suzanne et l’écrivain. 

Rarement excitée par les deux rentrées de septembre et de janvier, je suis cependant indéniablement confrontée aux « têtes d’affiche ». Ma présence active sur les réseaux sociaux et la « bookstagram » sphère explique cela.. Pourtant, cette année, un titre m’a pris : Sarah, Susanne et l’écrivain. C’est la promesse d’un roman aux voix multiples et aux dédoublements, d’un récit un poil complexe, peut-être un peu malsain.

Tout le monde le sait, ce n’est pas un cliché, nous choisissons un livre sur trois critères (dans l’ordre ou le désordre) : sa couverture, son titre et sa quatrième. Peut-être en existe-t-il un quatrième aujourd’hui, et pas des moindres : sa popularité sur les réseaux sociaux. Mais celui-ci n’est pas entré en compte, promis. Ici, c’est le titre m’a pris. « Sarah, Susanne et l’écrivain ». Deux femmes et, a priori, un homme qui prend la plume, soit un trio gagnant. Et déjà, avant même de lire la quatrième, mon imagination s’emballait. Je n’ai pas été déçue : « C’est l’histoire de Sarah qui confie sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah s’appelle Susanne. »

Triptyque infernal

Ça commence comme ça, doucement. On entre, mi-lecteur mi-spectateur (et rapidement voyeur) dans une discussion entre Sarah et l’écrivain. Celle-ci, en rémission d’un cancer, a remis en question toute son existence bourgeoise, envoyant balader son mari, son travail et son quotidien. Et ce qui ne devait être qu’une tentative d’électrochoc devient une véritable descente aux enfers. 

Sous la plume de l’écrivain, les confidences de Sarah qui jalonnent le texte donnent naissance au personnage de Susanne. On entre ainsidès les premières pagesdans de multiples jeux de miroirs et mises en abyme qui rendent la lecture assez palpitante. Les confidences de Sarah, tous les détails de sa vie privée, ses amies et ses enfants se confondent petit à petit avec le récit de l’écrivain et la vie, les amies et les enfants qu’il invente pour Susanne. La frontière entre la fiction et la réalité devient floue et le lecteur se perd doucement entre les différents niveaux de narration. 

Le récit avance doublement, voire triplement. Dialogue à trois voix rebondissant sans cesse entre réel, symbolique et imaginaire. On imagine bien la scène : Sarah raconte sur son divan, et l’écrivain, à l’instar d’un psychologue, écoute. Il questionne, reformule puis imagine et réinterprète le récit avec le personnage de Susanne, touchant parfois Sarah en plein cœur, devinant ce qu’elle n’ose pas lui compter.   

«  Les écrivains ne se laissent dicter par personne ce qu’ils doivent mettre dans leurs livres » 

Le lecteur est pris, tout comme les personnages, dans un engrenage diabolique.

Le lecteur est pris, tout comme les personnages, dans un engrenage diabolique. Sarah et Susanne ont quitté mari et enfant pour les faire réagir et l’opération se retourne contre elles. Elles font face à des reproches et à de la rancœur, et pire, à de l’indifférence. Elles sont comme exclues de leur propre vie. Doucement mais sûrement elles perdent travail, amis, pouvoir d’achat. C’est tout le système qui les rejette et les invisibilise

« Je rejoins la confrérie des femmes abandonnées lâchement et légalement, après des années de bons et loyaux services et d’enfantement. Mon devoir est terminé, les enfants sont élevés avec brio alors dehors maman, dehors l’épouse, pas un merci. Limogée sans le moindre égard. »

Alors que Sarah devient spectatrice de son ancienne vie :

« Elle leur est complètement sortie de l’esprit. Comment peut-on disparaître aussi vite de la vie de ceux que l’on aime ? C’est comme si elle était morte de son cancer et qu’elle avait eu la faculté de revenir les voir vivre une fois décédée. Ils ont fait disparaître Sarah de leur vie aussi sûrement que l’eût fait la maladie si elle s’était révélée fatale. »

Nous assistons, impuissants, à l’arrivée d’une chute terrible : 

« Personne n’en parle jamais, c’est une sorte de tabou, mais souvent les accidents n’adviennent que parce qu’ils sont secrètement souhaités. Comme une échappatoire. Comme un interrupteur que le destin actionne. II lui fallait un désastre corporel, elle avait besoin de se modifier par la douleur, par une épreuve initiatique qui l’oblige à se déplacer, à revenir à l’essentiel. »

Susanne, Sarah et moi

Commençant ce roman moi-même dans une période de ma vie où la tendance à envoyer tout valser faisait légion, j’ai été quelque peu refroidie. Parce que tout s’emballe. Le petit côté voyeur, pourtant sympathique au début, devient franchement terrifiant. Terminé la lecture agréable de fin de journée, ce bouquin me hante et une scène en particulier : celle où Susanne en proie à la folie se met à grignoter une toile qui l’obsède avant de la dévorer et de la vomir tout entière ! J’en ai cauchemardé. Moi vomissant ce foutu bouquin. Et nous voilà donc, Sarah, Susanne et moi, emmenées jusqu’aux rivages de la folie par un mari, un écrivain et leur auteur, grands maîtres de la manipulation psychologique.

Alors si ce n’est pas une lecture de tout repos, c’est une excellente expérience au cœur du processus créatif. L’écrivain accepte de raconter l’histoire d’une inconnue et au fur et à mesure de leurs échanges le roman qui en résulte se trouve être plus poignant, plus juste et plus proche de la réalité que le récit de Sarah.  

« Vous m’avez alors écrit: “Je suis une femme de 45 ans. J’ai lu vos deux derniers romans. Je vis une histoire douloureuse et silencieuse qui me donne l’impression d’être dans un de vos livres…” À la lecture de ce message, je vous ai envoyé mon adresse mail, en vous disant: “Voilà. À bientôt alors. Vous me raconterez.” »

Pour cela, il mérite amplement qu’on s’y arrête malgré l’absence d’un tout frais bandeau rouge que je regrette !

  • Sarah, Susanne et l’écrivain, Roman d’Éric Reinhardt –Collection Blanche, Gallimard août 2023

Créatrice de contenu littérature et artistique, Estelle Chalut-Natal signe sous le pseudonyme @pepite_s, des articles sur mes livres et expositions coups de cœur. Dans son appartement parisien accompagnée de son fidèle chat ou sur les routes lors de voyages, elle partage le sel de sa vie : un bon bouquin, une bonne citation, une inspiration.

Crédit photo : © Francesca Mantovani