Plus personne n’y croyait, le festival Impatience destiné à promouvoir le travail des compagnies émergentes a bel et bien eu lieu au 104 du 9 janvier au 2 février. Nous avons assisté par miracle à la représentation de 7 mouvements Congo par Michael Disanka et le collectif d’Art d’Art, reportée au dernier jour en raison de la crise sanitaire. L’œuvre est une traversée révoltée et révoltante de l’histoire contemporaine du Congo, récompensée par le prix de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) pour la qualité de sa poésie volcanique.
Et si le Congo nous était donné sous forme d’un papier blanc, ou d’une feuille banche, qu’en ferions-nous ?
« Et si le Congo nous était donné sous forme d’un papier blanc, ou d’une feuille banche, qu’en ferions-nous ? » s’interrogent les cinq artistes au plateau. Comment écrire ou ré-écrire l’histoire contemporaine du Congo du point de vue des opprimés ? Faire de cette histoire un poème insurrectionnel est l’objectif que se donnent les interprètes. Pour ce faire, ils choisissent de retracer chronologiquement la présidence de Joseph Kabila, à la tête du Congo de 2001 à 2019, en 7 parties intitulées : l’arrivée, le meeting, le débauchage, la grande palabre, hantise 19, la mort du vieux, le testament. Ces sept actes dévoilent un ensemble de chroniques du régime de Kabila, qui s’accumulent par fragments formant un journal de bord écrit depuis le milieu des jeunes artistes kinois (de Kinshasa). Au sein d’une scénographie épurée – huit estrades forment trois niveaux en escalier de chaque côté au lointain tandis que quelques costumes pendent en fond de scène – et par une mise en scène simple et souvent frontale, les 5 comédien·nne·s et musicien·nne·s nous entraînent dans une épopée lyrique. Sur scène, la musique règne en maîtresse. Elle permet de faire de ces mouvements des chants qui sont autant d’odes à la démocratie. Le spectacle charme par la force de ses poèmes, composés par Michael Disanka, qui résonnent dans le 104 comme des cris appelant à la révolte.
Une fresque historique
Pourtant, le thème pourrait rebuter les spectateur·ice·s non-initié·e·s à l’histoire congolaise. L’œuvre dure presque deux heures, en quatre langues : le français, le lingala, le kikongo et le swahili. Certains passages ne sont, par choix, pas traduits. Et elle traite d’un sujet qui fait rarement la une de l’actualité en occident : la fin de mandat de Joseph Kabila. Pour ne pas rester bouche bée devant un travail dont la beauté éclate au visage alors que son sens échappe, une recontextualisation s’impose avant d’entrer dans cette fresque historique.
Joseph Kabila resserre les lignes de la démocratie.
Étrange est l’arrivée de Joseph Kabila au pouvoir. L’auteur, metteur en scène et comédien Michael Disanka déclare que cela n’arrive « que dans les dynasties. » En 2001, suite à l’assassinat de son père le président de la République du Congo Laurent-Désiré Kabila, Joseph Kabila est désigné pour prendre la tête du pays. Après un gouvernement de transition à la suite de la seconde guerre du Congo, il est élu aux premières élections multipartites du pays en 2006, puis réélu en 2011 au cours d’élections controversées. Selon la poétique du collectif d’Art d’Art, le 19 est un chiffre maudit pour le Congo. La constitution congolaise prévoit qu’il n’est pas possible pour un président de faire plus de deux mandats, le départ de Joseph Kabila est donc prévu pour le 19 décembre 2016. Mais il « resserre les lignes de la démocratie. » Ce-dernier rechigne à quitter le pouvoir et, prétextant que le recensement électoral prend du retard, reste en place jusqu’en … 2019. Cette absence de respect envers le peuple crée une série d’émeutes réprimées dans le sang, à coup de balles réelles et au prix de plusieurs dizaines de morts « tombés comme des moustiques sur qui on asperge de l’insecticide. » Les acteur·ice·s chantent pour eux.
Une satire foisonnante
Cette dramaturgie de témoignages puise sa force dans la capacité des auteur·rice·s à transcender leur colère à travers un ensemble de symboles puissants.
Le génie du spectacle réside dans son pouvoir de réinvention du théâtre documentaire. Nul besoin de documents pour construire cette dramaturgie de témoignages qui puise sa force dans la capacité des auteur·rice·s à transcender leur colère à travers un ensemble de symboles puissants. De la danse à la performance, en passant par la musique et la poésie, le collectif développe un vocabulaire multi-médiatique pour brandir le slogan « Yebele » à Kabila, signifiant : « réfléchis à ce que tu vas faire. » Ils y exposent le point de vue de l’opposition représentée par le leader Etienne Tshisekedi, décédé en 2017, dont on fait le deuil sur scène. Accompagné·e·s d’un violon, d’un balafon (sorte de xylophone de bois) et d’une guitare produisant de doux arpèges, joués par Kady Vital Mavakal, Taluyobisa Luhebo, Christiana Tabaro, l’équipe construit une œuvre foisonnante de signifiants. Ainsi, le collectif étonne en proposant des procédés dramaturgiques surprenants, avec, par exemple, un système de collages : ils procèdent à des reenactments (ré-interprétations) de scènes de leurs anciennes créations, telle 00243. Il·elle·s exposent un généreux désir de théâtre total qui fait tourbillonner la tête des spectateurs.
Bien loin d’une forme d’objectivité journalistique, le collectif d’Art d’Art construit une satire du régime. Non sans humour, un personnage incarne la caricature du gouvernant, qui fait rire de blagues graveleuses au moment de son « discours de pet » et s’agite comme un pantin, lors de « La grande Palabre », métaphore des négociations interminables concernant la sortie du président. Le collectif trouve, avec ce personnage incarné par le danseur Jeannot Kumboniyeki, un ensemble de jeux scéniques visant à dénoncer la corruption du gouvernement et sa déconsidération pour la jeunesse. Par exemple, ce dernier, désigné négligemment comme « l’autre », distribue des billets après lesquels l’un des acteurs court en imitant le bruit d’un chien dans son micro HF. Lors de la scène d’exposition, il laisse tomber Michael Disanka au cours d’un slow bancal sur une musique guillerette, une manière de souligner comment l’espoir des premières élections a laissé place au désenchantement face à un régime autoritaire – jetant, selon les mots du poète, « un brouillard sur nos rêves ».
7 chants politiques
Ici pour parler politique, il faut se considérer comme mort. Je vais chanter ma mort.
Face à cette violence d’État, la lutte se fait en musique. Le chant, à travers la sublime voix de Christiana Tabaro, est le moyen de revendiquer les droits de la jeunesse, qu’elle ait accès à « une part du gâteau » puisque le dirigeant déclare qu’il y a « à boire et à manger. » Lorsque la musique s’éteint, le domaine musical reste un outil de métaphore. Par exemple, le régime est ironiquement comparé aux Wenge, groupe de Ndombolo (genre très populaire dans les années 90), acclamé par une foule de corrompus. Enfin, quand les instruments s’arrêtent, c’est l’harmonie magique des mots qui s’impose.
Son acte le plus subversif est de croire en un avenir radieux.
Dans ce contexte de répression, ouvrir la voix revient à prendre le risque de se faire tuer. Dans cette crainte de la mort se construit la nécessité de la poésie, c’est pourquoi l’auteur déclare : « Ici pour parler politique, il faut se considérer comme mort. Je vais chanter ma mort. » Le centre du plateau est hanté d’une découpe de lumière rouge rectangulaire, tombeau dans lequel il s’enterre pour dire. La révolte s’incarne tout au long du spectacle dans une poésie charnelle de l’insurrection, puissamment investie par les voix des comédien·nne·s. Sur scène, prévalent les déclamations face au public, à l’exception de quelques dos très expressifs. Les artistes explorent la musicalité de la poésie oralisée souvent par le biais de constructions en anaphore, en répétant des phrases telles que « J’ai à dire », « Je suis le paria du système, tranquilos’ », « Coulez mes larmes ». Alors, l’œuvre donne lieu à un impressionnant travail vocal dans lequel les comédien·nne·s inventent mille manières de dire, du chant traditionnel à la performance bruitiste. La pièce aboutit à la transformation du théâtre en une scène de rituel liturgique en hommage aux morts lors des manifestations, où la poésie et la musique convergent dans un moment extatique. Par la puissance du texte, qui renoue avec le pouvoir magique et politique du plateau, Michael Disanka compose une ode à l’espoir d’une démocratie plus juste, car « [S]on acte le plus subversif est de croire en un avenir radieux. »