Invité pour la première fois du Festival d’Automne et de la Maison de la Culture du Japon, Tomohiro Maekawa y présente jusqu’au 26 novembre À la marge, pièce fantastique et philosophique dans laquelle des personnages confrontés à des événements surnaturels remettent en question la nature de la réalité qui les entourent (voir notre critique). A l’issue de la générale, Zone Critique a rencontré l’auteur et metteur en scène de 48 ans, figure de proue d’un théâtre japonais contemporain exigeant et inventif, pour une riche conversation sur les pouvoirs du fantastique, de l’incertitude et de l’imagination dans son œuvre et sa pratique.

Yannaï Plettener : Comment s’est passé la générale ?

Tomohiro Maekawa : C’est la première fois que nous jouons à l’étranger. Lorsque nous avons répété plusieurs semaines à Tokyo, les acteurs n’arrivaient pas encore à se projeter où ils allaient jouer, ce n’était pas encore une réalité dans leur tête de jouer devant un public étranger. Et, en faisant le filage, ils ont commencé à avoir une sorte de déséquilibre, d’inquiétude, de trac, et je pense que cette pièce se magnifie avec ce déséquilibre, cette perte d’assurance chez les acteurs, donc je suis plutôt content.

La pièce a été créée au Japon pendant la pandémie de Covid-19 : comment cela a-t-il influencé la création ?

Sur deux points je dirais : tout d’abord le fait de n’être pas sûr de l’avenir, de ne pas voir la fin du tunnel, a influencé l’œuvre, et ensuite le fait que je me suis dit qu’il ne fallait pas s’habituer à cette situation, la crise sanitaire. Par exemple, le masque : les Japonais ont ce pouvoir incroyable de s’adapter à des situations exceptionnelles. Alors qu’au début ils se posaient des questions sur le port du masque – c’est un peuple qui portait déjà entièrement le masque avant l’arrivée du Covid, donc il y avait une sorte de réaction au port du masque obligatoire – aujourd’hui la plupart des gens ne se posent plus la question et portent le masque dans leur vie quotidienne. On ne l’a pas enlevé avec la fin de la pandémie. Il y a aujourd’hui des regards agressifs envers des personnes qui ne portent pas de masque. Quelque chose qui était bizarre il y a quelques années peut soudainement devenir quelque chose de tout à fait normal, au sujet duquel on ne se pose plus de questions. C’est face à ce genre de situations que les deux protagonistes d’A la marge essaient de riposter, de combattre.

Dans la pièce on a en effet l’impression que le grondement mystérieux qui se fait entendre à intervalles irréguliers est devenu normal pour les habitants de cette ville…

Oui, certaines personnes considèrent cela comme juste un phénomène naturel ou climatique, comme le grondement du ciel avant les éclairs, et aussi quelques personnes qui continuent de se poser des questions, de se demander ce que ça veut dire.

Votre travail est encore peu connu en France : votre seule pièce traduite est La Promenade des envahisseurs (Espaces 34), qui était une de vos premières pièces, dans le milieu des années 2000. Comment votre travail a-t-il évolué depuis cette pièce jusqu’à A la marge ?

J’ai écrit La Promenade des envahisseurs cinq ans après avoir commencé à écrire des textes de théâtre : à l’époque, comme j’écrivais des scénarios de film, de court-métrages, j’essayais d’écrire un scénario de cinéma pouvant devenir une pièce de théâtre avec l’aide de la mise en scène. C’était la mise en scène qui transformait ce texte en pièce de théâtre. Tandis qu’aujourd’hui, avec À la marge, j’ai conçu le texte dès le départ pour être joué en tant que pièce.

La Promenade des envahisseurs est écrite dans l’ordre chronologique, les événements arrivent les uns après les autres, et c’est aussi pour ça que Kiyoshi Kurosawa s’y est intéressé pour l’adapter en long-métrage. Dans À la marge, et les autres pièces que j’ai écrites ces cinq dernières années, il y a toujours des protagonistes qui parlent de choses qui leur sont arrivées dans leur passé : il y a un conteur qui dirige la pièce, et au dedans apparaissent des anecdotes qui viennent perturber le plateau, et c’est cela qui fait la particularité de ces textes.

Une autre particularité de vos œuvres, c’est l’utilisation de nombreux éléments de science-fiction, ou du fantastique – en l’occurrence dans À la marge –, du surnaturel : qu’est-ce que cela apporte au théâtre, au plateau, de passer par ces dimensions-là ?

Ces éléments – la fantastique, la science-fiction –, permettent d’agrandir une réalité, de l’amplifier, de donner un côté amusant, savoureux, ou intriguant, et qui aide aussi à faire passer quelquye chose au public. C’est un outil de métaphore, mais j’ai deux façons d’utiliser cet outil. D’un côté, je peux avoir des thèmes que je souhaite représenter par une métaphore, et cela devient de la science-fiction. De l’autre, je peux avoir des idées de science-fiction, ou des événements irréels qui apparaissent soudainement : je commence à écrire et je commence alors à trouver des liens avec des thèmes qui me travaillent, et quand je trouve un lien , j’essaie d’accentuer cette relation, cette ligne qui existe entre la réalité et la métaphore. En générale ce second cas est plus intéressant que de créer une métaphore à partir d’un thème qui m’intrigue. Parce que si je commence par un thème que j’agrandis via une métaphore, cela devient artificiel.

J’ai demandé aux acteurs de ne jamais être certains d’eux-mêmes, d’être dans un état de suspension

Dans Àla marge, les personnages se mettent à douter de la nature de la réalité, de la stabilité du monde et de la matière. Comment avez-vous dirigé les acteur.ice.s en vue de jouer une telle émotion, un tel doute, une telle révélation ?

Ce genre d’excitation, d’émotion, c’est quelque chose qui n’est pas vécu dans la vie quotidienne, quelque chose de très particulier. Donc même si l’acteur arrive à le vivre, ce n’est pas facile de la partager avec le public en salle. Au début, les acteurs ont vraiment essayé de vivre cela, émotionnellement, et, quand je les ai vus essayer de vivre entièrement cet enthousiasme ou cette excitation, je leur ai demandé plutôt de ressentir l’excitation qu’on peut avoir quand on essaie d’attraper quelque chose, quand on a l’impression d’être capable de saisir quelque chose, ou de s’apercevoir de quelque chose, mais qu’on est vraiment à l’instant même de le saisir, et non pas seulement une fois qu’on a compris cette chose.

Je me suis aperçu que lorsque les acteurs ont compris quelque chose en jouant, on s’éloigne d’eux. Mais quand l’acteur essaie de saisir quelque chose, quand le personnage essaie de saisir quelque chose, on a envie de le suivre. Quand le personnage essaie de trouver quelque chose qui lui importe, cela nous intrigue : nous nous demandons ce qui est important pour lui. En fait, quand le personnage est trop loin, un pas devant nous, nous ne faisons que l’observer et cela nous éloigne. Mais quand il est un demi-pas seulement devant nous, alors nous avons envie de le suivre. C’est cela qui peut intriguer le public, qui peut l’attirer, saisir son cœur et son attention. J’ai donc demandé aux acteurs de ne jamais être certains d’eux-mêmes, et d’être dans un état de suspension, afin que le public les suive.

@Jean Couturier

Je me suis interrogé pendant la pièce sur la différence potentielle entre les deux protagonistes, Tera et Mei. Tera devient clairvoyant : il perçoit une sorte de réalité plus authentique derrière la réalité ordinaire. Tandis que Mei, durant une grande partie de la pièce, refuse le surnaturel, ou en tout cas elle cherche des choses solides auxquelles se raccrocher, comme une rampe d’escalier. Elle cherche à retrouver la solidité du monde. Et en même temps, malgré cette différence, ils sont évidemment dans un même rapport au monde : celui de voir quelque chose que les autres ne voient pas, de prendre conscience de ce néant qui sous-tend la réalité. Comment expliquez-vous cette différence ?

Je n’ai pas conçu intentionnellement dès le départ cette différence. Tera et Mei sont deux personnes qui travaillent pour faire partie du système : Tera livre des colis, et Mei rédige des actes notariaux. Ce sont deux personnages qui participent à rendre la société structurée, ils font partie de cette chaîne de travail qui établit le système. Ces deux personnages commencent à remettre en question ce système-même. Tera en étant confronté à un tour de magie, et Mei avec un carton qu’elle reçoit : c’est là que les choses commencent à déraper. Ce genre d’anecdotes, ce sont des histoires que je note, que je stocke dans ma tête pour pouvoir les ressortir dans mes pièces, et j’en ai plein d’autres. Je voulais que ces personnages commencent à questionner la fissure : la non-réalité de la réalité, la fiction de la réalité.

Les proches de Tera et Mei les considèrent comme fous. Qu’est-ce qui les empêche de devenir fous, ou plutôt qu’est-ce qui nous empêche, nous le public, de les voir comme fous ?

Le public partage l’idée qu’on peut être encore plus émerveillé par des choses qui nous semblent totalement normales

Les autres acteurs ont deux rôles : soit le rôle des proches, lorsqu’ils s’adressent directement à ces deux protagonistes, et alors ils ont des noms, ou bien ils sont anonymes. Quand ils ont des noms de rôle, ils s’inquiètent pour Mei et pour Tera, mais, à un moment donné, finissent par s’éloigner. Je leur ai demandé de ne pas être hostiles, de ne pas, à force d’avoir aimé, haïr l’autre personne. C’est plutôt de l’ignorance qui naît des proches, une façon de s’éloigner parce qu’on ne comprend pas la personne, et, au lieu d’essayer de la comprendre, on s’en éloigne. C’est une façon d’isoler les deux personnages. Peut-être est-ce parce que ces personnes sont isolées dans la société que le spectateur s’attache à eux.

Les deux protagonistes expriment des choses plutôt correctes, mais qui sont tellement essentielles que les gens ordinaires ne les expriment pas dans la vie réelle. Par exemple, être ému que quelque chose existe, ou être surpris d’exister soi-même. Ce genre de pensée n’est pas formulée dans la vie quotidienne, et l’entourage, en entendant Mei et Tera s’exprimer ainsi, prend peur ou est surpris. Mais comme ce qu’ils expriment n’est pas erroné dans le fond, peut-être que le public arrive à les accepter. Je pense que le public partage l’idée qu’on peut être encore plus surpris, ou plus émerveillé par des choses qui nous semblent totalement normales, et peut-être que l’art nous aide à constater ce fait.

Justement dans la pièce, il y a à un moment une opposition entre la mémoire, qui est complètement faillible, puisqu’on peut la manipuler ou créer de faux souvenirs, et l’imagination, grâce à laquelle au contraire on pourrait créer quelque chose de plus authentique. J’y ai vu une métaphore du théâtre, ou de l’art en général : cette idée que le rôle des comédien.ne.s et des metteur.se.s en scène est d’imaginer, pour révéler un aspect du monde, plutôt que de se reposer sur la mémoire…

En fait, je pense que le théâtre n’est complet qu’avec la participation du public. C’est pourquoi je considère qu’il ne faut pas tout exprimer sur le plateau. Si on donne tout, 100%, sur le plateau, il suffit pour le public de rester assis passivement sur son siège. Alors que si on réduit les informations, si on est à 80%, le public doit participer de 20%, et là on arrive à convoquer l’imagination et la mémoire du public. Pourquoi j’utilise souvent des récits dans les pièces ? Parce que la personne raconte à la première personne. Et donc, dans ce cas, il peut y avoir des mensonges, des erreurs, des exagérations : j’aime bien ce côté abstrait ou instable de la mémoire de la personne qui raconte. Quand il y a cette incertitude dans le récit, c’est comme le titre de la pièce À la marge : cela créé de la marge – et quand il y a de la marge, on peut convoquer l’imagination et la mémoire du public, spécifique à chacun.e. C’est cela qui fait la force du théâtre.

Entretien réalisé le lundi 21 novembre, à l’issue de la générale du spectacle A la marge, grâce à la traduction et l’aide précieuse d’Aya Soejima

@Pierre Grosbois