Une nuit de février 2025, je doomscroll à en faire saigner mon pouce et suis arrêtée par une vision surprenante : un extrait vidéo intitulé « AMERICAN WOMAN IN PAKISTAN ».
Ce qui m’intrigue n’est pas le titre putassier, mais plutôt l’allure de la protagoniste, tout particulièrement son maquillage. Les traits de ses sourcils dessinés au crayon sont extrêmement fins, à la Anaïs Nin, et mis en valeur par un fond de teint trop pâle pour sa carnation. Cette femme noire d’une quarantaine d’années est voilée à l’italienne, elle porte un tee-shirt représentant uniquement le pictogramme d’un vélo, un legging noir, et est encombrée de bagages.
Je viens de faire la rencontre d’Onijah. Le décor : une conférence de presse à Karachi, capitale du Pakistan. Internet, miracle et malédiction du siècle, fait défiler l’absurdité du monde sur mon écran.
Tentative d’élucidation d’un non-sens
Onijah est accompagnée d’un homme pakistanais en tenue traditionnelle, qui semble en charge de l’organisation de l’événement. Elle est relativement dissipée, et l’homme doit faire preuve d’insistance pour qu’elle s’assoit à ses côtés. Face à eux sont disposés une multitude de micros.
À l’instar des journalistes qui l’entourent je veux comprendre : qui, quoi, comment ?
J’écoute les réponses de notre héroïne à la salve de questions qui lui sont posées, mais je saisis rapidement que la vérité réside ailleurs. Onijah est à la fois le personnage principal et la narratrice de sa propre vie, et cette vie elle semble l’avoir inventée de toute pièce.
Elle explique sa situation. Elle s’appelle Onijah Ahmed, est musulmane et s’est mariée à un Pakistanais à distance. Originellement de New-York elle est venue le rejoindre pour qu’ils repartent ensemble à Dubaï, là où ils seront riches. Son mari a néanmoins disparu, elle lance donc son avis de recherche.
On prend conscience qu’Onijah a un rapport perturbé à la réalité, elle est en proie à des changements d’humeur, peut se montrer assez agressive, et ses phrases se suivent sans toujours faire sens.
J’observe impuissante le délire d’une femme vulnérable perdue dans un pays qu’elle ne connait pas, incapable d’en comprendre les langages ou coutumes. Elle insiste plusieurs fois sur le fait d’être musulmane, comme pour assurer à l’assemblée qu’elle est bien des leurs, malgré les apparences. Elle ne semble pas réaliser que la disparition de son supposé époux est sans doute volontaire, une énième arnaque au sentiment. J’imagine les sourires moqueurs des journalistes, et je déplore cette médiatisation contrainte.
Mais je continue de regarder.
À mesure que les questions se succèdent, Onijah se braque. La conférence de presse qui était censée lui apporter des réponses devient son propre interrogatoire. L’usage d’un autre idiome que l’anglais lui parait insupportable. Elle assène avec violence à l’organisateur de la conférence de presse «Listen ! You talk too much ! We don’t know what you are saying» (Écoute ! Tais-toi, tais-toi, personne ne comprend ce que tu dis).
Onijah est tellement déconnectée qu’elle semble incapable de comprendre qu’un homme pakistanais qui parle pakistanais dans la capitale du Pakistan c’est la norme.
La vidéo se conclut. J’ai confiance en mon algorithme, et je sais qu’il me tiendra informée des évolutions de cette histoire tirée d’une dimension parallèle. J’espère recroiser Onijah saine et sauve.
De l’influenceuse à l’impérialiste
Cette vidéo est effectivement la première d’une série, Onijah est scrutée, harcelée et les extraits de ses déambulations se succèdent sur mon feed. Une version hallucinée de Martine en vacances dans laquelle je me plonge avidement.
À ma grande surprise, j’assiste à un retournement de situation. Onijah change peu à peu d’attitude face aux journalistes. Elle s’habitue aux caméramen, qu’elle traite maintenant comme son équipe de tournage. C’est le début d’une nouvelle ère, Onijah n’est plus une femme vulnérable perdue au Pakistan, elle est influenceuse, voire pire. Comme toutes les influenceuses, elle a conscience de la valeur de son image et a pour objectif de la monétiser. Elle annonce même lancer son propre bitcoin. À l’affût de partenariats elle se présente devant un hôtel, et commence à en faire la publicité. Lorsque l’une des salariés de l’établissement lui demande les raisons de sa présence elle traite les propriétaires d’escrocs et enjoint sa communauté à ne pas y mettre un pied.
Peu à peu l’influenceuse prend des airs de tyran. Elle exige une forme de réparation, ou du moins de rémunération de la part des autorités pakistanaises ou des médias, et ses demandes sont absolument irréalistes : elle veut des terres, 2000 dollars par semaine.
Onijah développe également un projet de reconstruction de Karachi, voire du pays entier, pour lequel elle a besoin de fonds :« My plan is to reconstruct this whole country. I’m asking for a 100K… or more. I need 20K by this week okay, in my pockets, in cash. That’s a demand to the government. The government is gonna fix up these buildings, fix up these streets, it’s ridiculous out here, I don’t like it. » (Mon projet est de reconstruire tout ce pays. Je demande 100 000 dollars ou plus. J’ai besoin de 20 000 dollars d’ici la fin de semaine okay ? Je veux les avoir en poche, en cash. C’est une demande au gouvernement. Le gouvernement va réparer ces bâtiments, ces rues, c’est le bazar ici. Je n’aime pas ça.)
Elle déploie son discours avec la virulence d’un magnat de l’immobilier rouquin président des États-Unis : « We’ll get this job done. » (Le boulot...