Dans son premier roman, Petit pays, Gaël Faye raconte l’adolescence d’un franco-rwandais au Burundi, au début des années 1990, alors qu’une guerre civile fait rage, simultanément au génocide des Tutsis au Rwanda, pays limitrophe.
Petit pays est un roman en deux teintes, en deux mouvances, qui s’entremêlent. Dans la première, on découvre Gabriel – Gaby, préfère-t-il se faire appeler – âgé de dix ans en 1992, fils d’une réfugiée rwandaise tutsie et d’un français. Il va à l’école, joue avec ses copains, écrit des lettres drôles à sa correspondante Laure, qui habite à Orléans. Il croque à pleines dents sa vie d’enfant dans l’insouciance la plus totale. Petit à petit le premier mouvement laisse place à un second, où apparaît la noirceur d’un conflit ethnique dans lequel l’enfant, tombant peu à peu dans l’adolescence, connaît la destruction de son paradis, le durcissement de ses amitiés – sa bande de copains happée par les rivalités de gangs – le déchirement de son pays, l’éclatement de sa famille, l’odeur de la mort.
On se laisse porter par l’histoire de ce jeune homme vif, intelligent, et même parfois on arrive à sourire à la lecture du regard empreint de maturité qu’il pose sur le monde, et à ses traits d’esprits : « On était heureux comme au premier jour d’un coup de foudre », (p.154). Au fur et à mesure que l’on avance dans le roman, on comprend qu’il grandit et acquiert une plus grande compréhension de ce qui l’entoure, quoique beaucoup de choses restent obscures. Les conflits sont omniprésents, et les barrières qu’avaient posées son père entre son fils et la politique explosent vite. Le temps de la douceur, de la poésie, les instants de vie pure de cette bande de jeunes amis sont maculés peu à peu par les tourments de l’Histoire : « le début de la fin du bonheur » (p.20), du vent chaud qui « nous enveloppait, s’enroulait un instant autour de nous et repartait au loin, emportant avec lui de précieuses promesses ». Les journées « ville-morte », au cours desquelles on n’a pas le droit de sortir de chez soi sont instaurées, et le régime se durcit petit à petit, toujours sur fond de discrimination ethnique.
« Mon identité pèse son poids de cadavres »
Ses parents se séparent, sa mère retourne au Rwanda pour essayer de sauver une partie de sa famille, en vain. Elle en reviendra folle, marquée par des images qui la hanteront à jamais. Gaby et sa sœur Anna, eux, apprennent à vivre dans le danger, à s’endormir au son des tirs, à supporter les insultes des Hutus. Au Burundi, Gaby n’a pas vécu le génocide en direct (ils en sont sauvés, et réchappera à la guerre civile : « Mon identité pèse son poids de cadavres », pensera-t-il), mais en a subi les conséquences, les retombées : « D’avril à juillet 1994, nous avons vécu le génocide qui se perpétrait au Rwanda à distance, entre quatre murs, à côté d’un téléphone et d’un poste de radio » ( p.163)
Ce n’est pas un roman d’explication : au contraire, c’est l’incompréhension qui règne, qui court tout au long du livre
Quand Gaby revient, devenu adulte, presque rien n’a changé. La guerre civile a continué jusqu’à des accords de paix, au début des années 2000. Mais au Burundi, depuis les élections de 2015, les massacres ont recommencé. Jamais, donc, jamais, Gaby ne connaîtra son pays pacifié. Comment, alors, comprendre le déchirement de ce pays, la perpétuation des crimes, le réveil des haines entre ethnies, entre concitoyens qui partagent la même langue, la même religion, le même territoire ? Ce n’est pas un roman d’explication : au contraire, c’est l’incompréhension qui règne, qui court tout au long du livre. Jusque dans les pensées même de Gaby, quand sa sœur Anna lui demande des explications : « La guerre, c’était peut-être ça, ne rien comprendre. » (p.196) Ne rien comprendre, comme quand son père tente maladroitement de lui dresser les différences entre hutus et tutsis : « Pourquoi se font-ils la guerre ? – Parce qu’ils n’ont pas le même nez. »
« La guerre, c’était peut-être ça, ne rien comprendre. » En 2016, la résonance de cette phrase paraît immense, abyssale. La stupéfaction, de l’enfant face à la folie des hommes, à la mort des siens, c’est, au fond, le désemparement de tout homme face à l’ignominie de ses propres créations.
- Petit Pays, Gaël Faye, Grasset, 220 pages, 2016