Le MAD se plonge, jusqu’au 16 avril 2023, dans la mode, le design et le graphisme en France d’une décennie dont la biographie reste encore à faire. L’occasion de s’intéresser à cette zone temporelle qui fascine toujours autant.
À la toute fin du parcours de ces Années 80, un dernier écran échappe, seul dans son coin, à notre attention. On y voit quelques images INA d’un événement dont j’avais jadis lu le nom dans le petit encadré d’un livre d’éducation civique et sociale. Devant nous, un bataillon soviétique remontant les Champs Elysées dans la neige artificielle d’une nuit de juillet, des étudiants chinois à la mine grave marchant vélo à la main, Jessye Norman chantant la marseillaise dans une robe tricolore… La parade du 14 juillet 1989 mise en scène par Jean-Paul Goude, fêtant le bicentenaire de la révolution française dans un délire de moyens et de clichés assumés, concentre les paradoxes d’une décennie française où rêves et chute des idéaux, minimalisme et débauche de couleurs, politiques sociales et ultra libéralisme forment un ménage étrange. Tous ces domainescontrairessemblent avoir été forcés de se couler dans ce ciment qu’on appelle décennie, et qui ne paraît se fixer que sous la contrainte de la suivante. On les empile, les décennies, comme pour en faire une matière unie… Dans son texte introductif sur l’exposition, le MAD parlede cette accélération du temps et des ères qui verrait désormais les siècles se transvaser en décennies. C’est peu suspecter le caractère artificiel de ce procédé — qui cache surtout le fait que cette accélération concerne d’abord le rythme du marché de la mode — mais s’il faut tout de même jouer le jeu, qu’est-ce qu’une décennie ?
le MAD parlede cette accélération du temps et des ères qui verrait désormais les siècles se transvaser en décennies. C’est peu suspecter le caractère artificiel de ce procédé — qui cache surtout le fait que cette acc élération concerne d’abord le rythme du marché de la mode — mais s’il faut tout de même jouer le jeu, qu’est-ce qu’une décennie ?
Quelque chose comme un pays, avec des rites tacites, bouts d’hymnes, couleurs, et ses passants qui y vivent sans y prêter attention. C’est aussi et surtout des héritiers qui, n’en ayant concrètement rien connu, lui donnent une vie posthume. Et justement, la décennie 80 semble vivre en cette année 2023 une actualité prolongée que le Musée des Arts décoratifs a eu la bonne intuition de vouloir capter. Y a-t-il un esprit propre à ces années ? Olivier Gabet, directeur du MAD jusqu’en septembre 2022, nomme ainsi le sentiment que porte cette génération, celui d’un « libre consentement des désirs contradictoires ». Belle formule pour résumer ce Zeitgeist tout à fait actuel qui accompagne depuis 40 ans la confusion générale entre le récit et le réel, l’écrasante supériorité de l’image sur le texte, le culte de l’éclectique, tous fondus dans ce qui s’appelle aujourd’hui culture.
Naissance de la culture
L’exposition commence par une galerie dédiée aux années Mitterand et les grandes réalisations culturelles de Jack Lang, ministre de la culture qui symbolise les années 80 mieux qu’aucun disque de Prince. Il est vrai que le mobilier contemporain, la mode et le Musée des Arts Décoratifs lui doivent beaucoup. Le doublement du budget du ministère de la Culture permet une intensification inédite de la commande publique aux créateurs, et surtout la pleine reconnaissance de nouvelles pratiques artistiques niées par la culture française classique. Le graphisme, la photographie et la myriade d’arts visuels naissants dans le progrès technologique jurent alors avec les dogmes classiques de l’art français rangé en catégories fixes et faisant toujours de l’affichiste un contemplateur du peintre, de la télé un ersatz du cinéma…
Le mérite de la politique conduite par le ministère est peut-être d’avoir, loin des grands chantiers acclamés comme le Louvre, souhaité refondre le sens de cette « exception culturelle française » qui ne tenait jusqu’alors que sur son passé.
Ce que désigne la vie culturelle des années 80 en France dépasse de loin l’ancienne dénomination élitiste de la culture, et prend forme dans cette statistique : 380%, qui est la hausse des investissements publicitairesentre 1981 et 1989. Car les grandes ambitions initiées en 1981 s’inscrivent aussi dans la libéralisation économique du marché télévisuel qui va accompagner la gloire de la culture de masse. On relit alors avec un peu de prudence cette formule que le ministre de la culture prononça en 1981, à présent plus ambiguë : « culture et économie, même combat ». C’est une autre histoire qui est ici en marche, l’histoire mondiale de la culture française, c’est-à-dire celle de l’Ouest.
La salle la plus amusante du parcours témoigne ainsi du spectaculaire effet de ce mouvement, effet beaucoup plus fort que n’importe quelle fête de la musique ou création de FRAC : la publicité. On suivra, par exemple, les déambulations d’une jeune femme au volant d’une Citroën rouge sur la muraille de Chine, dérapant devant des terrassiers chinois hilares qui trouvent la voiture… Révolutionnaire.
Malgré leur kitch consommé, les publicités, par leur rythme, leur absence de linéarité discursive, leur principe elliptique, influenceront la génération future du cinéma, de la musique et plus globalement l’univers fantasmagorique des arts visuels. Elles sont, comme les premiers films d’action, une traduction claire de ce que le divertissement réclame. La publicité devient pour les réalisateurs, photographes, acteurs, techniciens, scénographes, graphistes, une école et une source de revenus qui n’a plus été démentie depuis. L’emphase spectaculaire concentrée dans l’instant est une formule de la modernité.Une salle plus loin, les affiches publiques, qui s’attèlent à des problèmes majeurs de la société (Sida, chômage, racisme) et qui sont présentées comme une force de résistance contre l’univers du marketing, font preuve d’une gravité qui semble manquer de rythme. Elles semblent, déjà, porter trop de texte.
Se passer d’explication : voilà une des traces durables des années 80. Un mot semble s’être perdu au tournant de la décennie, un mot assez significatif dans l’histoire du XXe siècle pour être exhumé : Doctrine. La doctrine, l’ordre du discours, le discours politique tout puissant et maître des foules, s’est effondré avec ses tréteaux dialectiques qu’assuraient les saintes idéologies. Le mur de Berlin, qui fait encore croire quelques années à l’opposition sur les visions du monde, n’est qu’un paravent : l’idéalisme a déjà fait sa mue, il devient totalement subjectif, laissant à chacun une représentation individuelle du réel. Les créateurs français s’empareront de ces nouveaux principes.
Décloisonner
Au centre de la nef du MAD, d’habitude impeccablement blanche, décorée d’estrades aux couleurs vives disposées en aplats, on parcourt des œuvres de design dans une impression hétéroclite : ici pas de catégories, pas de clans ni d’écoles fixes pour légender ces noms de designers nouveaux pour moi — Starck et Sottsass mis à part.
Il y a certes, en figures tutélaires, les groupes milanais Alchimiaet Memphis auxquels se réclame la génération de jeunes designers réunis ponctuellement dans des groupes phares comme Totem et représentés par les galeries parisiennes Nestor Perkal,Yves Gastou ou encore Gladys Mougi, mais rien d’autre ne semble d’abord se lier. Juste une impression commune de voir les éléments de mobilier s’échapper coûte que coûte du rôle qu’on attend d’eux, jusqu’à ne plus soutenir ni fonction ni nom. Les pieds du tabouret Duplex de Javier Mariscal n’ont ni la même couleur ni la même forme, la forme ultra simplifiée de la chaise de François Bouchet jure avec le pastel vert et rieur qui l’enrobe — et la rigueur des traits, l’aspect parfois brutal du dessin sans compromis, semblent ne jamais perdre de vue une ligne décorative, comme pour garder la marque d’un jeu accessible.
Ce foisonnement de projets concerne autant le design que la mode, qui est présente elle aussi dans la nef. Les deux disciplines se trouvent d’ailleurs des liens à travers leurs dilemmes communs : création pour tous ou pièces uniques, utilité ou pureté artistique.L’histoire des arts décoratifs et de la mode tourne autour de cette union impossible. Les années 30, qui sont mentionnées un peu plus loin comme référence discrète, ont connu dans leur temps cette volonté de renouveler la fonction des objets et des vêtements. Il y a des temps pour cela, des années qui autorisent le jeu, l’affirmation dans la négation. Le fonctionnalisme et le constructivisme (Malévitch est le grand précurseur des formes contemporaines) ont dans l’avant-guerre animé les débats sur le pont possible entre l’art et le foyer, l’utile et le beau, la reproduction et l’unique. Et déjà, cette volonté de décloisonner les catégories impliqua dans son temps une fracture des frontières instituées entre l’artisanat et l’art — une fracture directement sociale aussi, ce que le MAD révèle au détour des collections de Claude Montana et Thierry Mugler qui adoptent pour le vestiaire féminin la silhouette androgyne déjà tracée dans l’avant-garde du début du XXe siècle.
Pour la décennie qui nous occupe ici, l’esprit de décloisonnement implique ses propres causes : une innovation ouverte par les progrès techniques tant dans les matières que dans les médias pour s’afficher, et surtout la production de masse que les trente années d’après-guerre ont laissé à un monde exsangue d’idéaux politiques mais acquis au marketing. L’idée n’est donc plus de considérer comment produire en masse du beau, vieille lune des idéaux politiques, mais de toucher l’individuel dans la production d’ensemble. C’est dans un jeu de séduction et de séditions entre créateurs et industriels que la mode et le design s’installent dans les années 80. Dans les interstices, des créateurs comme Philippe Starck mais aussi Jean-Paul Gaultier semblent avoir parfaitement compris les règles pour rassembler, dans un habile équilibre, création et commerce.
Il reste néanmoins une grande différence dans la production que représentent respectivement le design et la mode, tant le prêt-à-porter, enfant des années 80, a donné au vêtement de créateur un début de réalité pour tous, ce qui n’est pas le cas pour le design. On apprend d’ailleurs que la décennie 80 a été précédée par un désinvestissement des industriels vis à vis de la création de mobiliers nouveaux, refroidis par la récente crise du pétrole et du plastique. De la contrainte naît la création, et l’essor de jeunes designers boudés par les grands groupes, travaillant sans écoles ni maîtres définis, pousse à de nouvelles idées s’autorisant dans des pièces en séries limitées. C’est une autre facette du design des années 80, amené à faire du design de collection ce qu’il est maintenant, objet d’élite et revendiqué tel quel. Certains créateurs en profitent d’ailleurs pour prendre à contre-pied le champ esthétique attendu, en convoquant le dégradé, le pastel, le fauve, l’organique, le rococo, avec le travail des décorateurs et designers Garouste et Bonnetti, dont on perçoit rapidement la proximité avec les pièces de Christian Lacroix, nouveau pont entre deux champs qui communiquent.
Images
À quoi servent les objets ? Peut-être ne sont-ils là que pour rappeler que le temps passe. Ils se fixent aux années, les rappellent et rappellent aussi qu’elles périssent. Chacun de ces artefacts porte sa propre matière qui donne immédiatement son temps. Cette fonction des objets, matérialiser la distance entre passé et présent, est particulièrement sensible dans les images. On voit alors ces clichés volés de fêtes qui n’ont concerné presque personne mais qui s’inscrivent aujourd’hui comme une borne temporelle, unbien commun : les soirées du Palace, les défilés d’Yves Saint Laurent ou de Karl Lagerfeld. Cette ostentation de joie figée, l’envie sans calcul et indocile dont le MAD assure la légende sans ironie, a t-elle vraiment existé ? Qu’importe d’y répondre, il nous reste des années 80 plus de clichés que de textes, ce qui en fait sûrement la première décennie dontl’histoire se raconte mieux dans la story que dans le témoignage factuel — décennie précurseuse, encore.
Années 80. Mode, Design & Graphisme en France au musée des Arts Décoratifs jusqu’au 16 avril 2023.