Cette dernière publication de Philippe Sollers, comme la collection l’y oblige, se présente comme un autoportrait accompagné de photographies mises en valeur par les propos tenus. Se mêlent alors affiches, tableaux, les éternelles vues de son bureau chez Gallimard et d’autres photographies plus intimes, plus rares, dont l’une en famille avec son fils David Joyaux.
À peu de choses près, c’est donc sensiblement le même moi que nous retrouvons dans Légende et Agent secret et les redites du reste de son œuvre n’y manquent pas malgré les variations de la narration, pourtant ces remémorations constituent une porte admirable pour entrer dans le monde et l’art poétique de Sollers.
« S’il s’agit d’un autoportrait, le voici. En chair, en os, en musique, en poésie . »
« Je poursuis donc mon autoportrait puisque telle est la ligne demandée pour ce livre. En traits et portraits. Musique, couleurs, vertiges. Et mouvement bien sûr : sans mouvement il n’y a rien ».
Agent multiple
Pour rendre compte de ce que fut sa vie et présenter son autoportrait singulier, l’auteur a fait le choix de l’agent secret et c’est alors sous cette figure que le lecteur pourra le suivre, de son enfance au sein d’une famille bourgeoise bordelaise au studio de Port-Royal dans lequel l’écrivain travaille encore, en passant par le bureau de « L’infini » qu’il occupe chez Gallimard.
Mais si il est agent secret, il n’est pas au service de, l’agent secret sollersien n’est affilié à aucun État, n’est sous la coupe d’aucune puissance, c’est un mercenaire à son compte qui se présente comme un parangon de l’aventure et l’affirmation vivante d’une liberté pleinement éprouvée.
L’agent secret tel que l’imagine l’écrivain est un être des marges condamné à un perpétuel face-à-face avec la société , une guerre soulignons-le comme Sollers ne cesse de le répéter lui-même :
« Agent secret, c’est s’exposer à une extrême solitude. Isolé absolu, indéfendable. On risque beaucoup. Être contre le mensonge social, le mensonge humain en général. Contre la résignation, contre la soumission…. »
Difficile de ne pas penser à Une curieuse solitude par lequel tout a commencé et dans lequel l’écrivain, du haut de ses 20 ans, fait déjà l’expérience d’une solitude salvatrice dans sa quête sensuelle et métaphysique d’un amour voué à ne pas être apprécié dans l’instant mais dans ses itérations à venir. Le discours y est différent mais c’est peut-être l’occasion d’illustrer « ce nouveau Cycle » à l’œuvre dans Légende.
Ce commentaire social, ce barrage contre le dogme moderne si propre à l’auteur est peut-être moins présent dans cet autoportrait mais l’on devine quand même un écho avec les questionnements de Légende, à savoir l’avenir morne de la lecture, la question du corps, de sa reproduction et de sa mécanisation progressive et la question du père. Le résultat de cette posture est connu, Sollers irrite. Qui ? Toujours les mêmes selon lui, les dogmatiques du progrès :
« Il faut souligner que je suis un agent spécial de la contradiction maintenue, surmontée, et dialectiquement résolue. C’est à dire que je suis aux yeux des gens qui ne vivent que sur des clichés dogmatiques, plein de contradictions. »
Pour assurer la posture d’agent secret, il s’agit alors de déployer une dialectique de la ruse, déjà éprouvée dans l’ensemble de la production sollersienne, un éthos de la dissimulation
Pour assurer cette posture, il s’agit alors de déployer une dialectique de la ruse, déjà éprouvée dans l’ensemble de la production sollersienne, un éthos de la dissimulation, “faire du bruit à l’est, pour attaquer à l’ouest” : « Car en tant qu’agent secret, je me dissimule, je me mets à l’écart. À l’écart toujours, toujours. Pleinement engagé, pleinement à l’écart”. Véritable Ulysse aux mille tours, Sollers n’est pas prêt de retrouver son Ithaque.
Agent secret esquisse et développe une définition de la singularité – caractéristique définitoire de tout agent spécial qui se respecte – : « La singularité, selon la définition du dictionnaire, c’est un point de l’espace temps où la courbure de l’espace-temps devient infinie ». À l’auteur de poursuivre son questionnement, « Combien êtes-vous en vous-même ? Un ? Deux ? Trois ? Une foule mal maîtrisée d’anciens « moi » ? Ce qui l’amènera à relier la singularité au concept d’Identités Rapprochées Multiples (ou IRM) déjà théorisée auparavant. D’un côté l’idée qu’il y a un moi social qui est l’image, l’idée que se font les autres de nous et de l’autre un je qui peut se déplacer. Le parallèle, en filigrane, avec le “moi superficiel” et le “moi profond” tel qu’il est étudié par le narrateur de la Recherche est sans équivoque, ce “moi profond” est bien lui aussi saisi par la remémoration (volontaire ou non chez Sollers) mais il répond à un enjeu narratologique différent pour l’écrivain d’Agent secret.
Et l’on pourrait presque caricaturer ces IRM par un adage fondamental : « Je est des autres ».
L’identité est sans cesse remise en question, est mouvante et est même une condition sine qua non pour que littérature se fasse, et Sollers ne manque pas à ce propos de convoquer d’autres écrivains qui furent eux-aussi des « agents secrets » en leur temps, qui ont compris que le je doit être modulable et que l’identité du narrateur est appelée par l’œuvre.
Des singularités électives : la passion à l’œuvre.
« Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. […] Je suis moi quand elle est moi. »,
C’est en ces termes que Philippe Sollers déroule la ligne rouge de sa vie dans Passion fixe (paru en 2001) et cette « passion fixe » est toujours aussi vibrante dans Agent secret où l’on retrouve les passions qui ont jalonné la vie de Sollers, parmi d’autres, les femmes, le geste artistique et les rencontres singulières. Très tôt, à l’âge de sept ans nous explique-t-il, une révélation s’est imposée à lui :
« Je venais de comprendre ce jour-là que cette illumination allait m’accompagner et que j’allais faire dans la vie tout ce que je voulais faire, tout ce que je désirais faire. Sons, volumes, couleurs. Le grand désir, comme dit Dante. […] Mes autres moments d’illumination ont été mes rencontres, et surtout la lecture intensive ».
Avec cette expérience naît le sentiment d’une altérité, d’une étrangeté fondamentale au monde : « Ma vie est marquée par des pulsions étranges, […] me sentant étranger moi-même dans le monde où je devrais avoir des semblables, je ne les trouve pas, je ne connais personne qui me soit semblable ». Mais ces rencontres essentielles auront lieu, on pourrait ne citer que Dominique Rolin ou Julia Kristeva tant la plénitude de ces deux rencontres semblerait rejoindre cette idée du grand désir et justifier à elles seules le concept d’Identités Rapprochées Multiplies. « Parce que c’ était une autre elle, et parce que c’était un même moi qui était différent ».
Mais les portraits littéraires foisonnent dans Agent secret, de la « consécration » par Mauriac et Aragon, des singulières correspondances humaines avec Barthes en passant par la dédicace poétique du Manifeste du Surréalisme par Breton lui-même : « Pour Philippe Sollers, aimé des fées ».
Cette expérience du désir et des correspondances humaines permise par cette très singulière inflexion de la « courbure de l’espace-temps » est le cœur rythmique de la vie de Sollers, et de cet autoportrait.
Cette expérience du désir et des correspondances humaines permise par cette très singulière inflexion de la « courbure de l’espace-temps » est le cœur rythmique de la vie de Sollers, et de cet autoportrait.
À ce titre, Agent secret est une belle éducation sentimentale à l’adresse de ses lecteurs, un manifeste du sensualisme et d’une doctrine vivante du plaisir qui guidèrent et continuent de guider l’auteur dans son expérience d’écrivain comme dans son expérience profane : « Je peux ainsi mener plusieurs vies à la fois dans une seule journée, la moindre des choses pour un agent secret. Plusieurs lieux, plusieurs vies. Identités Rapprochées Multiples, IRM. J’ai deux noms, celui de l’état civil et celui d’écrivain. Comme la lettre volée d’Edgard Poe ».
On ne trouvera pas de réelle innovation dans cet autoportrait mais celui-ci a le mérite de rappeler une nouvelle fois la puissance d’enchantement de la raison sollersienne, de son éblouissement du quotidien à travers ce chemin de vie marqué par les rencontres et la réaffirmation de la posture qui fait de Philippe Sollers un écrivain si singulier, un agent secret.