Pierre Barrault est un auteur si singulier que son œuvre ne ressemble à aucune autre. Personne n’écrit comme lui, personne ne raisonne comme lui, personne ne tord la narration comme il le fait. Et pour cause : l’univers fictionnel de Pierre Barrault ne répond pas aux lois de la physique telles que nous les connaissons. Les personnages qu’il met en scène échappent aux principes de l’espace et du temps, offrant au lecteur des romans déroutants mais ô combien jouissifs.

Dernier exemple en date, Flouter les pigeons, récemment paru aux éditions Quidam. Inutile d’essayer de résumer l’intrigue, car d’intrigue il n’est jamais question dans les romans de Pierre Barrault. Il s’agit davantage d’une variation sur un thème, sur un mot-clé. Dans ce roman, il s’agit de la durée. 

« Nous sommes après le temps, après les époques. C’est terminé. On erre dans les débris narratifs. On accélère parce qu’on a plus le temps. On n’a plus le temps pour la durée. On n’a plus aucune durée. »

Ainsi, le personnage principal, ainsi que ceux qui gravitent autour de lui (son ami Bolusion, ainsi qu’une femme à qui le narrateur s’adresse directement d’un « tu ») erre, dans une même phrase, entre plusieurs années. C’est même un des moteurs du livre : une action commence en 2016 et, à la virgule suivante, nous voici propulsé, par exemple, en 2022 – non sans conséquences : en effet, il se pourrait que l’on ait perdu un membre, une jambe, ou une oreille dans ce brusque saut dans le temps. Et ce membre perdu devient l’objet d’une péripétie développée dans le reste du paragraphe. Les corps sont disloqués, mais l’esprit, étonnamment, garde son calme face à une pareille situation.

Le temps détraqué

Tout au long du livre, le lecteur a souvent l’impression d’être propulsé dans une expérience que l’on a tous maintes fois essayés : s’amuser, dans le mode Streetview de Google, à remonter une rue. Plusieurs photos s’enchaînent, qui, si elles ont été prises au même endroit, ne l’ont pas été au même moment. Si bien qu’en avançant d’un pas, le soleil fait place à un temps lourd, une voiture bleue garée le long d’un trottoir devient rouge, et un homme qui promène son chien se transforme, un centimètre plus loin, en une vieille dame avec un châle en plastique pour se protéger de la pluie. C’est amusant, c’est déroutant, mais à aucun moment nous ne trouvons cela étrange.

Voici, ainsi résumé, le procédé narratif à l’œuvre dans ce Flouter les pigeons. L’analogie avec la fonctionnalité de Google va jusqu’au floutage des visages car, au fur et à m...