Un homme vous parle. Il est seul. Comme un mec dans un bar, un type qui vient se confier, après deux, trois pintes. Et qui vous accable de paroles, de sa propre misère. Cet homme vous agace, vous irrite. En plus, il pue la mauvaise bière. Il pue la solitude. En fait, il vous casse les couilles. Vous ne savez pas s’il dit vrai ou s’il ment. Il s’installe, il occupe l’espace, il raconte. Vous lui dites de se barrer. De vous foutre la paix. C’est vendredi soir. Vous attendez quelqu’un. C’est votre premier date. Casse-toi pauvre con. Dégage de là. Mais vous avez beau le repousser, l’homme insiste. Il ne peut pas s’en empêcher : il vous vomit sa détresse, il vous gerbe sa misère sexuelle, il vous chie sa solitude sur la gueule. Vous vous sentez souillé. Abîmé. Vous avez la nausée. Et si vous avez la nausée, c’est qu’au fond, vous vous en voulez : vous vous en voulez de ne pas savoir l’écouter, de le laisser crever seul dans son coin. Vous vous en voulez, vous voulez l’aider, vous voulez réellement l’aider mais vous ne pouvez pas continuer à l’écouter. Vous vous barrez. Vous laissez l’homme seul.
Cet homme, c’est le héros de Créatine, roman de Victor Malzac, paru chez Scribe en janvier 2024 : un monologue étouffant et dégoûtant de 195 pages. La confession d’un looser qui passe neuf heures par jour à la salle, se bourre de steaks, de tacos neuf viandes et de stéroïdes, jusqu’à l’autodestruction.
Ça commence comme ça : un adolescent s’emmerde à la campagne. Les filles de son lycée le rejettent. Son père est un ivrogne violent, sa mère n’existe pas. Le dimanche, ses parents l’emmènent en voiture chez Décathlon pour choisir ses nouvelles baskets. L’ennui est infini.
Et puis, un jour, tout bascule. L’adolescent fait une découverte, miraculeuse : Arnold Schwarzenegger. C’est une révélation, et le début d’une quête : celle de la force. Dans Créatine, Victor Malzac nous raconte l’obsession progressive d’un homme pour le muscle. La quête de puissance et de force d’un homme qui va tout abandonner pour cultiver son corps.
Dans cette litanie obèse et dérangeante, Victor Malzac dénonce l’emprise de l’idéal de virilité sur nos esprits. La position du romancier semble confortable au premier coup d’œil : n’est-ce pas dans l’air du temps de dénoncer la virilité et le patriarcat ?
Ce qui rend Créatine intéressant, c’est plutôt la manière dont il nous fait sentir la détresse de son personnage, par l’intermédiaire d’un monologue oralisé, qui ressasse les mêmes obsessions : la quête du muscle, la volonté de développer sa puissance, le désir de virilité. Ce monologue suscite immédiatement le malaise. D’où vient ce malaise ? De cette quête mortifère de muscle et de virilité du héros ? Absolument pas. Au contraire même : de l’empathie qu’on éprouve pour lui.
La « machine de guerre » de Vicor Malzac est un homme qui souffre, incapable d’aimer, incapable d’exprimer son amour pour les gens qu’il aime. Incapable de communiquer avec lui-même et avec le monde. Naïvement, il imagine que les femmes vont lui tomber dessus une fois qu’il sera tout gonflé de muscles. Mais les femmes n’arrivent jamais. On le sait, dès le début. Cet homme fonce vers sa propre destruction. Chaque kilo supplémentaire de fonte soulevé l’annihile un peu plus. On souffre pour lui, autant qu’il nous dégoûte. Son désir de puissance, sa volonté avide et folle de muscle nous mettent mal à l’aise. Mais sa solitude nous étreint.
Cet inconfort, ce malaise, cette gêne, est le lieu même de la littérature.
Pourquoi Créatine est-il un roman qui nous déplace, qui nous fait voir le monde un peu différemment ? Pourquoi Créatine est-il un vrai roman ? Parce qu’il nous fait entrer dans un monde de nuances. Victor Malzac nous montre le désir macabre de puissance virile d’un homme et en même temps sa détresse infinie. On le met à distance, on ne veut pas être lui, on aimerait qu’il nous lâche, avec ses gros muscles dégueulasses et ses tacos neuf viandes. On aimerait lâcher le roman, et en même temps, on s’identifie. On reconnaît sa propre misère, et elle nous dégoûte. On en sort un peu sali, mais plus lucide. On voit qu’on est aussi cet homme, on se reconnaît dans son désir humiliant de dominer. Un lien s’établit avec la « machine de guerre », mais on ne voudrait pas. Cet inconfort, ce malaise, cette gêne, est le lieu même de la littérature.
La littérature n’a pas pour vocation de nous réconforter, de nous rassurer par des bons sentiments ou du divertissement. Pour cela, il y a Netflix et Instagram. Un vrai roman nous montre ce qu’en nous on ne veut pas voir : cette part de boue, cette misère de l’hubris, ce besoin de dominer. Les autres, les femmes, les hommes, les amis, les collègues, ceux qu’on aime, ce qu’on déteste. C’est dérangeant, c’est notre misère. Ça pue. C’est tant mieux, aussi : maintenant, on sent mieux celle des autres.