Le marteau brisé de Dante de Graham Harman

Dans Le Marteau brisé de Dante, Graham Harman propose une étude de La Divine Comédie au sein de laquelle l’amour se révèle comme une force capable de franchir le fossé entre l’homme et le monde. À partir de sa compréhension de l’amour dantesque, Harman déroule une pensée de la relation engageante en éthique, en esthétique comme en métaphysique. 

Le marteau brisé de Dante de Graham Harman
Le marteau brisé de Dante de Graham Harman

La première partie de l’essai est dédiée à une lecture de l’œuvre maitresse du grand poète florentin, placée sous le signe de l’amour, moteur du périple de Dante au cœur du monde supraterrestre. Béatrice, qu’il ne connut que très peu, mais qu’il ne cessa jamais d’aimer, était déjà le sujet de son œuvre de jeunesse, La Vita Nuova. Dans La Divine Comédie, elle est l’instigatrice de son voyage et sera la guide du poète au Paradis. Harman invite donc ses lecteurs à un cheminement original au sein de cette Divine Comédie amoureuse et sa géographie particulière. Cette géographie complexe, asymétrique, souvent paradoxale, recèle de nombreux mystères, qui ne seront pas tous élucidés. Harman néanmoins en propose une lecture intéressante fondée sur une éthique de l’amour.

Il commence son étude avec le chant XVII du Purgatoire, qui est l’exact milieu de l’œuvre, mais également le moment où Virgile, le guide de Dante aux Enfers et au Purgatoire, entame un discours sur l’amour. Le poète romain définit celui-ci comme une force naturelle qui peut mouvoir les êtres vers des objets élevés comme des objets triviaux. Si l’amour est pur en lui-même, nous pouvons faire le choix de le diriger vers des objets vicieux. Dans l’au-delà, les âmes sont ainsi placées en fonction des objets auxquels elles ont accordé leur amour au cours de leur vie terrestre et de l’intensité avec laquelle elles s’y sont consacrées. 

Au Paradis iront ceux qui ont aimé Dieu avec le plus de force ; au Purgatoire ceux qui se sont laissés égarer par des objets d’amour mauvais ou qui ont aimé avec excessivité ou passivité. Enfin, aux Enfers, les pires châtiments seront réservés aux fraudeurs, qui prétendent aimer pour mieux tromper. Pour Harman, la fraude est considérée comme le pire des péchés, car elle est justement un simulacre de l’amour : « Or, ce qui fait de la fraude un péché capital si intéressant, c’est sa relation inverse avec l’amour, qui pour Dante est le bien suprême ainsi que l’essence de Dieu et de ses créatures. Aimer quelque chose est un fait à considérer avec une gravité particulière, c’est s’en occuper avec fascination, que ce soit un bien important ou une amourette triviale, voire même regrettable. La nature de la fraude est de fabriquer un amour qui en réalité n’existe pas. » 

La géographie de l’au-delà exprime donc un ordo amoris, une hiérarchie de nos attachements, qui reflètent notre individualité, notre valeur éthique. Harman cite notamment le philosophe allemand Max Scheler, pourfendeur de l’impératif catégorique kantien. Quand Kant extrait la morale du monde en l’édifiant dans des lois universelles, Dante et Scheler la localisent dans le contact entre l’individu et la réalité, font de cette relation, médiée par l’amour, le fondement même de l’éthique : « … l’éthique n’est pas une affaire d’êtres rationnels coupés du monde, mais c’est une question de liens entre un agent amoureux et ses objets aimés dans le monde. L’éthique ne consiste pas en des maximes universelles nécessaires qui valent pour tous les êtres rationnels […] Au contraire, c’est une chimie spécifique, localisée, qui provient du lien entre un agent amoureux particulier et l’objet particulier de son amour. » Or, la teneur de cette relation amoureuse à l’objet et au monde ne relève pas seulement de l’éthique : elle constitue un mode d’accès indirect à la réalité.

L’expérience esthétique 

Dans le chant XVIII du Purgatoire, Virgile, qui reprend sa réflexion sur l’amour, explique que celui-ci nait à partir de la perception d’une image. L’objet d’amour qui semble inaccessible en lui-même se manifeste en effet par un ensemble de qualités sensuelles qui produisent en l’âme une certaine image. Pourtant, l’objet réel n’est jamais réductible à son image, à ses effets, ses qualités perceptibles. Il a une « forme substantielle », une essence propre qui est visée par l’acte amoureux : « … l’objet est toujours quelque chose d’autre qu’une masse quelconque de qualités ou de relations qu’on peut lui assigner. L’objet lui-même vient en premier. » Cette pensée de l’objet comme préexistant à sa manifestation sensible et lui survivant, se rapproche de l’idée d’intentionnalité telle que conçue par Husserl puis par Heidegger. 

L’intentionnalité en effet désigne la relation qui unit un objet et le sujet qui le vise par un acte mental. Néanmoins, Harman, avec Dante, étend ce concept au-delà des sphères théoriques ou utilitaires auxquels le confinent Husserl et Heidegger. Le sujet amoureux établit en effet un rapport éthique et esthétique avec l’objet. Chez Dante, l’âme, envoûtée par la beauté d’une image, y décèle un objet réel, un noyau autour duquel gravite l’ensemble de ses qualités perceptibles. C’est cet objet réel dans sa singularité qu’elle aime et non l’ensemble de ses qualités : « Éveillée à la vue de l’image, l’âme peut se tourner résolument vers l’objet avec amour, et ensuite la nature de cet objet s’unit à l’âme à travers la beauté. » La beauté et l’amour ménagent donc un passage invisible entre l’amoureux et l’objet aimé. 

Chez Heidegger, l’outil, le marteau, devient un objet réel pour nous dès lors qu’il se brise et que notre rapport avec lui ne peut plus être celui de l’utilisation

Chez Heidegger, l’outil, le marteau, devient un objet réel pour nous dès lors qu’il se brise et que notre rapport avec lui ne peut plus être celui de l’utilisation. L’expérience esthétique chez Harman est une autre forme de brisure nous ouvrant un passage vers la réalité : « En effet, dans des conditions normales nous ne faisons aucune distinction entre un objet et ses qualités ; ils nous semblent être une seule et même chose. Mais soudainement le marteau se brise, le bus ne passe jamais, ou nous avons le souffle coupé devant la beauté d’une métaphore ou d’une peinture. Dans de tels cas, notre acte intentionnel est déstabilisé, au sens où une rupture imprévue apparaît entre l’objet et ses qualités. »  

La vérité fictionnelle

Harman fait donc de l’esthétique en tant que mode d’accès indirect à la réalité une philosophie première. Il reconnait ainsi à la littérature et l’art une portée ontologique majeure. Le philosophe, en s’appuyant sur un article d’Ortega y Gasset (An Essay in Esthetics by Way of a Preface), fait de la métaphore l’exemple parfait de la façon dont l’art nous ouvre un accès au monde de choses. La métaphore, en attribuant à un objet un certain ressenti, invite le lecteur à se mettre à la place de cet objet, à établir avec lui un rapport théâtral. Quand Dante écrit qu’il tombe comme un « corps mort tombe », il demande au lecteur de se rendre attentif à la façon dont un corps mort pourrait tomber. La métaphore capte l’objet dans son autonomie, sa réalité propre, son mode d’être.  Ainsi, « … une œuvre d’art se permet le plaisir particulier que nous appelons esthétique en donnant l’impression que l’intériorité des choses, leur réalité exécutante nous est ouverte » écrit Ortega y Gasset. Certaines métaphores nous invitent également à imaginer les relations que les objets peuvent avoir entre eux, le marteau avec le clou ou le coton avec le feu, indépendamment de nous, rompant ainsi le primat de la relation sujet-objet dans notre appréhension du monde.

Cet accès à la réalité reste néanmoins indirect, théâtralisé, fictionnel et ne peut prétendre au statut de connaissance. Il n’en possède pas moins une vérité propre. La philosophie étrange d’Harman nous plonge en effet dans un monde d’objets qui, restant en retrait, n’apparaissent que sous le masque des apparences. Bien qu’inaccessibles dans leur intériorité, ils jouent leur rôle sur le théâtre du monde et impriment la réalité de leur présence singulière et unique. Le philosophe américain nous rend ainsi sensible au caractère profondément fictionnel de toute réalité. Rien ne peut mieux l’exprimer, alors, que l’art et ses fictions.

  • LeMarteau brisé de Dante, Graham Harman, Armand Colin 2023

Illustration : Domenico di Michelino, Dante expliquant la Divine Comédie, 1465