Après le musical (et sublime) Leto, qui sattachait à dépeindre la scène underground rock en URSS, Kirill Serebrennikov sattaque cette fois au roman phénomène dAlexeï Salnikov dans une mise en scène hallucinée qui donne à voir une Russie torturée et malade de lintérieur.

Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’insaisissable dans ce film. On en ressort hébété, dérangé et pas vraiment sûr de ce que l’on vient de voir. Comme dans un certain nombre d’œuvres russes, tout y semble excessif : tout y est trop grand, trop long, trop saccadé, trop intense, jusqu’à la nausée. Kirill Serebrennikov nous invite ainsi dans un long voyage psychédélique, dans un monde déchiré entre le réel et l’imaginaire, le rêve et le cauchemar, la violence et la douceur, l’URSS et la Russie. Si ce long-métrage n’était pas en permanence imprévisible, on serait tenté de penser que la première scène annonce la couleur : un homme, le fameux Petrov du roman d’Alexeï Salnikov, tousse dans un bus. Ce premier toussotement signale alors qu’un dérèglement s’opère dans le quotidien bien ordonné des passagers et particulièrement dans la vie de Petrov, archétype de l’homme russe contemporain. Au côté de notre malade, un vieil homme profère des élucubrations passéistes et nationalistes, aux accents racistes. Un peu plus tard, le vieillard se révèle magicien : lui qui appelait à exécuter les dirigeants russes voit ses fantasmes exaucés. Petrov descend du bus, se retrouve dans un groupe de contestataires et fusille les ploutocrates. Si le dernier film musical de Serebrennikov, Leto portait en lui l’étincelle d’une révolte, La fièvre de Petrov est une explosion voire une exécution.

Dans cette veine cynique et désabusée, la mort apparaît comme une échappatoire et le suicide comme le plus drôle des ressorts comiques

Et quelle exécution ! Dans les déambulations de Petrov, tout y passe : le passé pas si idéal mais désormais fantasmé, le présent gangrené par une maladie et le futur dont on ne voit pas la couleur… La femme de Petrov devient elle-même une meurtrière au sens propre du terme et semble mue par des pulsions matricides. Oscillant entre Médée et une héroïne Marvel aux yeux noirs, la gentille bibliothécaire se métamorphose et semble ne jamais vouloir cesser de bousculer les lignes d’un carcan féminin oppressant. Ainsi, une ambiance mortifère teinte tout le récit : nul hasard alors si, quand Petrov reprend la route, c’est dans un corbillard ou encore si la figure de son ami Igor se confond avec celle d’Hadès. Dans cette veine cynique et désabusée, la mort apparaît là comme une échappatoire et le suicide comme le plus drôle des ressorts comiques. On ne s’étonnera alors pas si c’est bien aux Enfers que les éditeurs et les écrivains se terrent. Comment comprendre cette proximité permanente entre le monde des artistes et celui des morts ? Publier, c’est toujours mourir un peu pour un artiste, – l’œuvre prend le pas sur l’individu – mais dans la Russie actuelle, cela n’est pas seulement allégorique.

Anatomie de la mélancolie 

Mais la mort (et son monde) n’est pas la seule échappée possible du quotidien. Face à un présent déprimant et nauséabond, peuplé de figures mythiques et parfois désagréables, apparaissent alors les vestiges d’un temps passé idéalisé. S’il survient d’abord ponctuellement, comme une vague réminiscence ou une illusion, il se fait de plus en plus présent et semble même dévorer une partie du film. Ainsi, le regard du spectateur et celui de Petrov enfant se confondent. Petrov redevient cet innocent qui contemple ses parents, derrière une caméra super 8 qui teinte ses souvenirs de lumière et de grâce. Le décor change et le réalisateur met en scène ces images avec une douceur rare, qui contraste d’autant plus avec le reste du métrage. Une certaine nostalgie ne cesse d’imbiber le film.

Serebrennikov change tout à coup de registre et de personnage

Mais ce fantasme d’un âge d’or, celui de l’URSS, et celui de l’enfance de Petrov, trouve rapidement un contrepoint. Comme pour signaler la supercherie et l’idéalisation de ce type de souvenirs ou de ces fêtes, Serebrennikov change tout à coup radicalement de registre et de personnage. Sa caméra se concentre sur la reine des neiges. Un deuxième film semble alors commencer. Cette rupture s’opère à travers l’usage du noir et blanc et il dépouille le personnage de son aura mystique pour la révéler telle qu’elle est. Ni reine, ni fée, il ne s’agit que d’une actrice dans le grand théâtre des fêtes de Noël. Et si Petrov se souvient de la main gelée de cette héroïne de féerie, ce n’est pas parce qu’il s’agit bien de la reine des neiges mais parce que l’actrice qui l’incarne est atteinte d’un malaise. L’acteur se défait ici de son costume de la même manière que la vie et les souvenirs se défont de leur magie.

Crise et châtiment 

Le malaise premier, celui de la fièvre, ne se dissipe jamais tout à fait et ne cesse de contaminer toutes les couches du récit jusqu’à atteindre le fils même du héros. C’est donc bien un film qui met en scène une crise : comment tout d’abord ne pas penser à celle que vit le réalisateur, assigné à résidence, suite à un procès qui, pour beaucoup, était monté de toutes pièces pour le museler ? Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si toute l’intrigue se déroule dans un univers si confiné, celui du quotidien, auquel seule l’imagination et les hallucinations permettent d’échapper. Mais la détresse n’est pas seulement celle du réalisateur : il s’agit bien de la figuration d’un pays aussi malade que son Petrov. À un autre niveau, les turpitudes de Petrov et de Petrova, ballotés entre une nostalgie profonde et des éruptions de violence, évoquent un mal-être existentiel et les questions qui l’escortent. Il n’y aura pas de salut pour tous ces anonymes russes, tous ces Petrov entassés dans le bus et dans leurs vies. La dernière scène est à ce titre éloquente : un homme s’échappe de son cercueil sous le regard médusé des passants. Cette scène ubuesque ne semble alors que souligner le caractère risible et absurde de la condition de Petrov et peut-être même de la nôtre. Parce que les derniers mots de la reine des neiges, qui apparaît déformée et avilie, semblent ironiquement nous évoquer la vie dans un monde dominé désormais par la loi du marché . “Pour le trajet, grince-t-elle, il faut payer !”

  • La fièvre de Petrov, un film de Kirill Serebrennikov, avec Semyon Serzin, Chulpan Khamatova, Yuliya Peresild, en salles le 1er décembre 2021