Traduit par Éric Boury, ce roman autobiographique de Jón Kalman Stefánsson ne pourrait être plus éloigné de ce qualificatif. Il tourbillonne de Londres à l’Islande, de la lande à la ville, d’un cimetière peuplé de fantômes à une conserverie, sur les traces du petit Jón qui grandit puis rajeunit, les Beatles et Jésus pour compagnons de route. Tendre, mélancolique et facétieux, Mon sous-marin jaune est un délice croquignolet, bijou d’intelligence et d’insolence joueuse.   

En 2022, dans un parc londonien, Paul McCartney est assis le dos contre un chêne. Il téléphone. Ce n’est pas un détail – le narrateur, double de papier de l’auteur islandais, s’offre ainsi le luxe de se souvenir avant de se décider à aller importuner l’ancien Beatle. Il emporte alors avec lui le lecteur dans les méandres de ses pensées qui replient le temps sur lui-même, transposant les silhouettes de son enfance de la verdure islandaise à la verdure anglaise, voyageant dans une Trabant aussi magique que le Yellow Submarine. 

« Ainsi, le roman, qui en ce moment vous enveloppe, est l’univers où survivent les défunts, où le passé se réveille pour tisser un nouveau présent. Un monde où les voix des morts et des vivants s’enchevêtrent pour constituer une harmonie, une mélodie et un souvenir qui tend vers l’infini. » 

La mort pour donner la vie

Si le musicien fait un tel effet au protagoniste, c’est parce qu’il s’agit du héros de son jeune âge, celui qui a éclairé sa tristesse et qui porte encore en lui un peu de sa mère. La première femme de sa vie, disparue alors qu’il avait sept ans, lui fredonnait des mélodies du groupe avant sa mort. Après son départ, avec candeur et sagesse, il se persuade qu’il a pour devoir de la maintenir en vie en continuant à lui parler pour qu’elle ne disparaisse pas tout à fait, pour empêcher la déclaration si terre-à-terre du père de se réaliser :  « Je crains que ta mère ne soit morte. (…) Oui, c’est la réalité, je crains que ce ne soit la réalité. » Influencé par ce qu’il a entendu ici et là, Jón se réfugie dans la Bible, traînant partout les volumes plus lourds qu’il comprend bien peu, créant des réalités alternatives qu’il superpose à celle qu’a brisée son père par cette annonce lacunaire. 

Des mondes et des mondes 

Ces moments de lecture et de catéchisme halluciné peuvent se lire comme une parodie d’exégèse par un enfant aussi lucide que lunaire. Ils permettent surtout d’ouvrir une fenêtre sur sa psyché traumatisée qui s’invente des histoires pour se reconstruire, mêlant des mondes les uns aux autres – celui des vivants et des morts, des stars et des quidams, des mythes et des vérités –, les costumes des chanteurs détonnant sur le vert de l’herbe islandaise, les apôtres et les autres renaissant derrière un mouton ou entre deux tombes, face au détroit du Danemark. Dieu et Jésus ont la place des rois. « L’Éternel », que le narrateur considère aujourd’hui encore comme un tyran alcoolique et barbu écoutant Johnny Cash, devient le compagnon de beuverie de son père, tandis que Jésus est son ami imaginaire et le suit au bord des lacs et dans les cimetières où il passe le temps. Le jeune Jón y discute avec les défunts qui lui apprennent des mots trop grands pour lui et il fait la sieste sur les tombes, le nez dans la Bible qu’il n’a toujours pas fini de lire, et encore moins de comprendre. Cette pénétration des mondes marche dans les deux sens et ceux qui entourent le narrateur deviennent eux aussi des personnages secondaires de la Genèse dans des scènes d’une exquise drôlerie qui viennent gentiment contredire la solitude du garçon qui, parfois, mais parfois seulement, « (est) aussi triste que la commissure des lèvres de Ringo Starr. » 

Les strates temporelles se fondent les unes dans les autres pour mieux raconter l’humanité qui n’a pas d’âge.

« Sans doute le mot été est-il un terme ancien pour désigner l’éternité, il y a de grandes chances, parce que lorsque nous arrivons en juin, la lumière ne se contente pas d’effacer le ciel, elle inonde aussi tous les autres mondes, c’est pourquoi il est plus facile aux morts de quitter leurs cimetières. »

Entre ces souvenirs éclatés mais harmonieux malgré tout, aussi doux pour les yeux et le cœur de celui qui découvre ce roman que le seraient les fjords islandais, se glissent des secondes volées à Paul McCartney, de brefs extraits d’un poème mésopotamien oublié et porté à la postérité par un vieil ami du protagoniste qu’il recroise dans un aéroport, à moins qu’il ne s’agisse d’un fantôme incarné, encore un. Ce spectre d’hier remplace alors momentanément les compagnons imaginaires qui suivent le garçon partout où il va, de Reykjavik à la lande mais aussi dans le bus qui le mène de l’une à l’autre. Les Beatles sont en effet ses plus fidèles confidents, les paroles de leurs chansons éclairant certaines scènes ubuesques et délicieuses. Puis Jón grandit : le groupe anglais s’éloigne de son quotidien, là sans être là, éclipsé par la littérature – qu’il apprécie davantage que la Bible des années plus tôt –, par les études et la poésie à laquelle il s’essaie brillamment. C’est ainsi qu’il entre dans le monde des lettres, avant de faire de sa poésie la matière première de ses romans – en France, quatorze ont été publiés à ce jour par Gallimard, Grasset et, dernièrement, par les éditions Christian Bourgois qu’il a rejointes avec ce titre.   

Un oxymore à plusieurs facettes

Si la temporalité fantasque de Mon sous-marin jaune peut intimider, de même que sa fantaisie débridée, il s’agit d’un livre d’une infinie tendresse dans lequel les caprices imaginatifs de Jón Kalman Stefánsson lui permettent de s’épancher sans en avoir tout à fait l’air, évitant le banal désir autobiographique qui saisit les auteurs de son âge – 61 ans cette année. Comme dans ses autres titres, les strates temporelles se fondent les unes dans les autres pour mieux raconter l’humanité qui n’a pas d’âge, la vie et la mort qu’il unit plutôt que d’opposer, pour mieux relater la réalité d’aujourd’hui ou d’hier à regard d’enfant. Aussi émouvant que drôle, ce roman est empreint d’une poésie douloureuse et touchante qui vibrionne, aussi lumineuse que des étoiles, aussi salée que les embruns, enveloppant chaque page comme un vent bienveillant.

  • Mon sous-marin jaune, Jón Kalman Stefánsson, Éditions Christian Bourgois, 2024.