« La quête d’Ewilan ! Une légende qui s’est répandue à travers l’Empire, portée par la liesse de la victoire, le soulagement d’un peuple. En quelques années, cette quête est devenue l’un des piliers de notre culture ». S’il ne mâche pas ses mots, l’obscur chroniqueur fictif Doume Fil’ Battis est bien loin de les galvauder. Car La Quête d’Ewilan – premier cycle d’une longue saga –, en projetant la jeune Camille, alias Ewilan, dans l’univers parallèle de Gwendalavir, où guerriers et monstres en tout genre joncheront sa quête initiatique, rassemble tous les ingrédients du genre de la fantasy – lequel n’est pas sans rappeler l’épopée antique, dont d’aucuns disent qu’elle contenait déjà en germe l’ensemble de notre littérature.
Et pourtant… Ewilan est et restera avant tout un roman jeunesse ; il ne s’agit pas de soutenir, envers et contre tout, que Bottero écrit comme Homère, Virgile ou même Tolkien – ce qui, du reste, n’était à coup sûr pas son intention. Mais alors, comment expliquer que plus d’un adulte repense encore, les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres, au gamin fasciné qui dévorait ces livres, et réalise combien ils l’auront fait grandir ? Une belle histoire de fantasy est-elle un conte manichéen qui aide les enfants à dormir ? Et un roman jeunesse n’est-il jamais que l’esquisse imparfaite d’un roman « véritable » ?
Complexe, oui, mais pas compliqué
La Quête d’Ewilan fait le pari audacieux de donner à la poésie sa place et sa fin propres : elle refuse d’emblée l’obsession du « fond » qui menace la littérature jeunesse, obsession du « message » et de l’enseignement moral.
Sans suspense et sans hésiter, Ewilan répond « Non ». Non que les livres aient la densité psycho-philosophique d’un Proust ou la rigueur scientifique d’un Balzac – ils n’en auraient ni le luxe ni l’usage – ; mais la force singulière de l’auteur réside au contraire dans sa capacité notable à faire profond sans faire complexe – ou, plus exactement, à faire complexe sans faire compliqué. Car, à la différence de bien des épopées modernes, La Quête d’Ewilan fait le pari audacieux de donner à la poésie sa place et sa fin propres : elle refuse d’emblée l’obsession du « fond » qui menace la littérature jeunesse, obsession du « message » et de l’enseignement moral. Lorsque Camille rencontre la « Dame », cette créature sans nom, ce qui circule entre elles ne tient ni de l’amour, ni de la haine, ni même d’une simple indifférence ; c’est « un courant fondamental […], jouant sur des sens disparus depuis des millénaires, porteur d’une parfaite et muette compréhension ». La poésie d’Ewilan ne sert pas qu’à renforcer la représentation, mais bien plus souvent à la limiter – à la limiter à elle-même, sans en imposer l’interprétation. Bottero n’a pas peur de l’humilité du silence.
Un manichéisme de surface
Bien évidemment, il ne s’agit pas de prétendre que le cycle s’arrache à tout manichéisme – du reste, comme le montrait déjà Tolkien, le Bien et le Mal ne sont pas forcément des gros mots en fantasy ; car les auteurs aiment à jouer sur leur simplisme apparent pour en faire à leur tour des motifs poétiques. Dans La Quête d’Ewilan, on apprend bien vite à distinguer « gentils » et « méchants » ; Camille lutte à la fois pour revoir ses parents et pour sauver le monde ; et Éléa Ril’ Morienval se bat en gros pour le pouvoir (et, accessoirement, pour sauver sa peau). Mais « Éléa était Sentinelle, comme les parents d’Ewilan » ; et les « Mercenaires du Chaos » ont au fond beaucoup en commun avec les Marchombres, cette guilde occulte d’assassins dont la quête d’harmonie porte son lot de violence et de mort. Il serait donc probablement plus juste de dire que La Quête d’Ewilan – premier volet d’une saga dont les personnages ont encore à grandir –, esquisse avec finesse un début de dépolarisation : le Bien et le Mal sont un cadre, et non un horizon moral.
Alors, La Quête d’Ewilan fait-elle trop « conte de fées », même pour de jeunes ados ? À l’heure où l’on découvre Game of Thrones à 12 ans en zappant sur HBO Max, peut-on, doit-on encore prendre le temps de s’immerger dans un monde si sensible et gorgé de couleurs ? Car la fantasy des dernières années a bouleversé les codes du genre : un gore pas toujours compatible avec la douceur d’un cadre onirique, l’omniprésence d’une mort triviale, la crudité de scènes de sexe dont cette littérature est d’ordinaire avare… Le cycle de Bottero ne manque-t-il pas au fond d’un peu de shock-value, de ce soupçon de masochisme qui tient le lecteur en haleine ?
Ewilan à l’épreuve du temps
Peut-être bien. Le premier cycle de la saga souffre sans doute – et paradoxalement – du regain de popularité de la fantasy : à mesure que les barrières sautent, et que, pour inclure le public adulte, les personnages prennent en relief, la maturité qui élevait autrefois Ewilan au-dessus des autres romans jeunesse se démarque sans doute moins clairement ; et Bottero se voit confiné à ce cœur de cible qu’il avait alors choisi de privilégier. Il faut bien dire que sur des sujets comme les inégalités de genre, les idées ont ces dernières décennies considérablement progressé. Il n’est plus si notable que les personnages centraux soient des femmes, même au sein d’une littérature traditionnellement masculine ; et, de la belle relation Ewilan-Salim, on retient désormais moins la tendre sincérité que les quelques clichés qui, sans en miner la justesse, peuvent parfois en ternir l’éclat. Mais si, comme d’autres, elle n’échappe pas entièrement aux stéréotypes – le garçon rigolo, impulsif, courageux, et la fille belle et sage – , il faut bien avant tout reconnaître à l’auteur l’audace de poser dès le premier cycle les bases d’une authentique « histoire d’amour », ce qui n’était alors pas commun dans la fantasy jeunesse – et de le faire avec brio.
Un renouvellement métapoétique du genre
Mais ce que La Quête d’Ewilan perd dans la course effrénée à la modernisation, elle le compense par la permanence de ce qui faisait sa force, et, à l’inverse, est de plus en plus rare : une réelle attention au style. Aussi idiot que ceci puisse paraisse, Bottero écrit bien, et sans ménager son public : la rigueur d’une grammaire classique et la richesse d’un lexique parfois très technique (« vergue », « gaillard » et « mât de misaine » ponctuent les dérades des héros…), en plus de donner au récit précision et couleur, ramènent le regard du lecteur au texte, et, dans une perspective à la fois didactique et éminemment poétique, renouent l’alliance perdue de la forme et du fond.
Car les romans, au lieu de ressasser les éternels topoi du genre, s’efforcent de les réinventer d’une manière parlante mais énigmatique – ce que d’aucuns appelleraient poésie. Si l’Empire de Gwendalavir est le haut-lieu d’expression du surnaturel, jamais Bottero n’emploie-t-il le terme pourtant canonique de magie : il lui préfère le concept du « Dessin », opération mentale par laquelle le « Dessinateur » matérialise le produit de son imagination. Or, le temps de l’imaginer, il lui faut fermer un instant les yeux et se retrancher en lui-même, de sorte que Camille-Ewilan ne constate jamais qu’après-coup toute l’étendue de son pouvoir. Si la distinction peut sembler mineure, elle est au contraire décisive : car ce pouvoir immense n’est plus celui d’une sorcellerie quelconque, que nulle n’aurait jamais comprise et qui n’existerait qu’en rêve, mais bien celui, concret mais mystérieux, de l’imagination humaine. Aussi irréaliste qu’elle soit, La Quête d’Ewilan en revient toujours au commun, à la « vraie vie » de celui qui en tourne les pages – de celui qui, en lisant, crée. C’est dire la richesse métapoétique d’une œuvre constamment réflexive ; c’est résoudre le paradoxe virtuose d’une instinctive complexité.
Voilà sans doute d’où viennent ce sourire aux lèvres et ces larmes aux yeux : la force de la fantasy d’Ewilan, c’est de substituer à la vie meilleure une vie rendue meilleure, de louer dans son déploiement même la force créatrice de l’esprit et du cœur qui lui donnent le jour. Le sublimé fait toujours signe vers l’objet même de sa sublimation, dont l’authentique simplicité est peut-être au fond plus vibrante que tout ce remue-ménage héroïque. Car comme l’écrit Merwyn lui-même, le plus grand des Dessinateurs, « L’Art du Dessin n’est rien à côté d’une bonne salade de champignons ».
Pierre Bottero (1964-2009) est un écrivain français de littérature jeunesse, et en particulier de fantasy – un genre qu’il a largement contribué à populariser dans notre pays. Il est surtout connu et reconnu pour ses trois trilogies autour du personnage d’Ewilan (La Quête d’Ewilan, Les Mondes d’Ewilan et Le Pacte des Marchombres), qui lui valurent bien des prix littéraires, et se vendirent à plus d’un million d’exemplaires dans les cinq années qui suivirent leur publication.
Crédit photo : Pierre Bottero © DR