1918. Paris, fumante encore, palpite. Là, au milieu des gravas de la guerre, un nouveau monde se tient prêt. Il brille déjà doucement derrière les décombres. Les derniers soldats reviennent épars. Hâves et défaits, ils sont pourtant victorieux. Blaise Cendrars n’a plus qu’un bras. George Braque est trépané. Sous leurs yeux s’étire un autre Paris. Quel contraste ! Le Bateau Lavoir des cubistes et des fauves, le Paris d’Apollinaire, de Montmartre ne sont plus. Un autre Paris fourmille de l’autre côté de la Seine. C’est celui de la Ruche, de la Rotonde, de Montparnasse. Ici, hommes et femmes créent frénétiquement, pour gommer peut-être les valeurs qui ont fait naître la guerre. Les femmes ne sont plus seulement des égéries. L’injonction d’être juste belles ne tient plus. Elles sont avant tout artistes. Mieux, ce sont des “pionnières”. Fleuron inspiré de l’avant-garde, elles ont crié à travers la matière leurs libertés nouvelles, leur place inédite dans la société moderne. Le musée du Luxembourg présente du 2 mars au 10 juillet 2022 l’œuvre-monument d’une quarantaine d’entre elles. L’exposition Pionnières donne à voir le monde d’après-guerre, les années folles, à travers les mains féminines.
Qu’on ne s’y trompe pas, le musée du Luxembourg n’exalte pas la lutte féministe. Il montre une partie d’un tout. Une partie dense que l’Histoire place, à tort, sous le joug du silence ou de l’anecdote. Ce sont pourtant des femmes de premier plan qui ont connu le succès, qui étaient reconnues par leurs pairs, qui exposaient enfin. Leurs engagements, leurs ateliers, leurs librairies, leurs écoles ont nourri le formidable bouillonnement artistique des années 20. Cette exposition résolument pédagogique les met en lumière sans détour, dans une scénographie épurée, à travers plusieurs thématiques claires. On se laisse volontiers porter par des récits de vie truculents, par les formes inédites et les larges palettes de couleurs, et surtout par l’étonnante diversité qu’elles ont porté sur la scène artistique.
Redéfinir la femme
Brusquant l’ordre établi et précipitant des changements considérables, les événements de ce début de siècle ont contribué à décorseter la vie des femmes. En effet, la Grande Guerre est une hécatombe. La France compte sept cent mille veuves. Les femmes, seules pendant les conflits, se sont émancipées. Qu’elles soient médecins, conductrices de train, ou qu’elles s’occupent de la manutention, elles ont prouvé qu’elles faisaient au moins aussi bien que les hommes. Résolument actives, désireuses plus que jamais d’indépendance, elles touchent à tout.
À Paris, les femmes artistes s’emparent du corps féminin et elles redéfinissent leur image à travers tout un tas de décalages.
À Paris, les femmes artistes s’emparent du corps féminin et elles redéfinissent leur image à travers tout un tas de décalages.
Avec ces décalages, les topoï picturaux autour de la nudité de la femme sont remis en question. Suzanne Valadon peint en 1923 une odalisque superbe et détonante, La Chambre bleue. Inspirée par Matisse d’abord, qui avait dessiné La Chambre rouge dont elle reprend les motifs et la vivacité des couleurs, et par les beautés d’Ingres, elle représente une brune allongée, silencieuse. Elle n’est pas nue, elle porte un pantalon ample et bariolé. Le regard vague, pensive, elle fume, accoudée à son oreiller. Elle n’attend personne, elle se suffit à elle-même. Son corps n’est pas un corps érotique, il n’est pas non plus idéalisé. Le bouquet de fleurs qui suppose une ombre masculine est remplacé par une pile de livres. Suzanne Valadon offre à coup d’aplats l’audace : la femme comme un homme.
Le corps féminin se conçoit aussi à travers le prisme de sa sexualité. Le nu de Natalia Gontcharova réalisé vers 1925 surprend : le corps de cette femme ne s’offre pas cru puisqu’elle laisse choir un tissu blanc dans ses mains. Mais celui-ci ne recouvre rien, il ne cache pas l’intime. Au contraire, il le souligne. Le tableau est vertical et très grand ; la vérité rudoie le regard. Un peu plus loin, le musée réserve toute une salle à Tamara de Lempicka. Elle est l’une des artistes les plus reconnues dans les années 20. Ses tableaux, conjonction de l’art maniériste de la Renaissance et du cubisme, sont imposants tant par leur taille que par les impressions qu’ils suscitent. Les couleurs froides, magnétiques, percutent les tons chauds qui couvrent des corps monumentaux, comme étriqués dans le cadre du tableau. Les femmes représentées sont nues, sensuelles. Elles ont cette coupe à la garçonne caractéristique de la mode de l’Entre-deux-guerres. Les Deux Amies (1923) montre en rondeur le désir féminin affranchi de la présence des hommes.
Paris et l’exil
Dans les années folles, la rive droite contient plusieurs continents qui s’agitent : Paris est plus que jamais cosmopolite. Pour beaucoup, elle est la ville de l’exil. La redéfinition des frontières à l’Est, la révolution d’Octobre en Russie, le racisme et la prohibition aux États-Unis encouragent de nombreux artistes à fuir. La capitale française est l’un des rares endroits où l’on ne punit pas l’homosexualité. Enfin, à Paris, il est possible pour une femme d’intégrer une école d’art : ce sont des académies privées qui fleurissent çà et là, et qui motivent les artistes à venir s’installer près de Montparnasse.
Ainsi, Marie Vassilieff, qui est déjà une peintre reconnue, concentre autour d’elle de nombreux d’artistes étrangers. Elle ouvre deux écoles d’art : la première pour les artistes non francophones, et une autre qui porte son nom. Et quand la guerre impose l’instauration d’un couvre-feu, l’artiste transforme son atelier en cantine dans laquelle elle rassemble autour d’une grande table plusieurs peintres, poètes, sculpteurs et modèles qu’elle nourrit pour quelques sous. De grands noms comme Picasso, Foujita, Satie ou Soutine s’y croisent. Elle est au centre d’une incroyable émulation artistique qui repose sur l’entremêlement des influences : le cubisme rencontre le constructivisme russe, et le suprématisme de Malevitch. On court vers l’abstraction. Les femmes portent ces expériences nouvelles, donnant des formes inédites à leur exil.
Ainsi, Franciska Clausen poétise le monde industriel en peignant des couleurs vives qui glissent sur des rouages et s’accrochent aux arêtes des objets mécaniques. Le découpage est net, l’engrenage est en mouvement.
Juliette Roche, fraîchement revenue de New York où elle avait fui la guerre, illustre tout autrement l’exil dans American Picnic (1918). Infusé notamment des corps souples et de la palette pétillante de Matisse, des rondeurs des Nabis, elle fantasme un âge d’or qui aboli la ségrégation raciale. C’est surréaliste, c’est gigantesque. L’artiste s’en amuse : une dame chapeautée, en bas à droite du tableau, nous regarde par-dessus son épaule, tout sourire. C’est l’autoportrait de l’artiste.
Poétisations nouvelles : des femmes dans tous les domaines
Après la guerre, les femmes artistes se débattent pour sauver l’indépendance acquise en l’absence des hommes. Elles cumulent alors les disciplines artistiques pour gagner seules leur vie. Elles touchent à tout se saisissant de la peinture, de la sculpture comme des arts appliqués et des arts du spectacle. Ce n’est pas seulement un chant féminin, c’est un chant de création sans bornes, un rugissement qui se matérialise à travers toutes les formes.
Elles touchent à tout se saisissant de la peinture, de la sculpture comme des arts appliqués et des arts du spectacle. Ce n’est pas seulement un chant féminin, c’est un chant de création sans bornes, un rugissement qui se matérialise à travers toutes les formes.
Pour Chana Orloff, ce sera la rondeur. Ses sculptures connaissent un beau succès. Elle pétrit le bronze patiné de noir dans des courbes lourdes, solides et fragiles à la fois. Sa baigneuse est tassée sur elle-même, le dos voûté, le visage enfoui sous son bras rebondi, ses yeux sont tout juste ébauchés, dépassant à peine, elle est paraît timide. Ailleurs, son amazone semble avancer droite et fière. Elle trouve un équilibre ténu entre l’extrême finesse de sa taille, celle de son corps englouti dans une robe ample et le corps massif du cheval dans lequel elle semble se fondre. L’artiste ukrainienne, commence en tant que couturière dans une maison de luxe, celle de Jeanne Paquin qui connaît un retentissement phénoménal au début du vingtième siècle. Cette dernière pousse Chana Orloff à entreprendre des études d’art, devinant dans ses mains le prodige.
En 1926, Coco Chanel présente sa robe noire dont la presse fera un bel écho. Tandis que Jeanne Lanvin développe encore sa maison de couture et emploie désormais plus de huit cents personnes.
Ailleurs, Suzanne Beach concentre l’influence anglophone dans la librairie qu’elle fonde en 1919, la fameuse Shakespeare & co, et se rapproche d’une autre femme d’influence Adrienne Monnier avec qui elle vivra une histoire d’amour. Cette dernière provoque dans sa propre librairie, La Maison des Amis des Livres, rue Odéon, le bouillonnement littéraire, tenant salon. Autour de ses deux libraires les grands artistes se pressent : James Joyce, Hemingway, Man Ray chez la première, André Gide, Louis Aragon, Nathalie Sarraute, pour ne citer qu’eux, chez la seconde.
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En somme, présenter cette exposition donne du fil à retordre car cela implique de faire des choix difficiles : il est impossible en peu de mots de recouvrir l’ensemble du parcours. Les artistes féminines n’ont boudé aucun domaine et le musée du Luxembourg présente brillamment leur pluridisciplinarité, et la multiplicité de leurs ouvrages sans que cela soit indigeste. Aussi, les quelques éclairages qu’apporte l’article aplatissent dramatiquement une réalité mouvementée, tonitruante, un élan de vie extraordinaire qui est la toile de fond de l’évolution de la condition des femmes. Ce sont elles qui ont modelé un peu du monde d’aujourd’hui. Pour saisir l’incroyable destin de ces artistes, de ces mécènes, de ces mondaines, de ces athlètes, il n’y a pas de doute, il faut se rendre au musée.