« La mode n’est pas quelque chose qui existe uniquement dans les vêtements. La mode est dans l’air, portée par le vent. On la devine. La mode est dans le ciel, dans la rue ».
Gabrielle Chanel.
Plus tôt dans la matinée, les nuages s’étaient attroupés mais, l’été, le soleil finit toujours par percer sur les bancs de la Yarra qui serpente langoureusement à travers Melbourne. Non loin de là, le Palais Galliera, véritable temple de la mode parisienne, s’est invité à la galerie d’art nationale de l‘état du Victoria (National Gallery of Victoria ou NGV), le temps d’une exposition chronologique en deux parties sur le manifeste de mode de Gabrielle Chanel (1883-1971). Une petite visite s’impose dans le milieu de la haute couture qui ravira les spectateurs jusqu’au 25 avril.
Le cliché est réussi. Avec le visage soucieux des jours les plus créatifs, le crayon à la main, Gabriel Chanel songe en cet instant déjà peut-être à sa prochaine collection de haute couture.1 C’est en tout cas avec cette image en tête que les flâneurs évoluent à travers les salles de la NGV dans un silence sépulcral. Certaines dames ont poussé l’audace jusqu’à ressortir de la penderie leur tailleur Chanel — le vêtement le plus contrefait au monde —, tel un ultime hommage à cette femme de tête, icône du féminisme moderne. Ainsi, les articles en vitrine qui s’animent sous leur regard s’en trouvent de fait enjolivée par la patine du souvenir.
Le rapport de Chanel à l’objet
Gabrielle Chanel aimait s’entourer d’objets. Pas seulement ceux qu’elle concevait dans son atelier, mais aussi ces grands classiques (Zola, Flaubert, Cocteau, Apollinaire, pour ne citer qu’eux) parés d’une reliure en cuir qu’elle accumulait dans le confort de son appartement rue Cambon. D’aucuns avanceraient une forme de surcompensation face à la solitude tandis que d’autres y verraient la recherche d’une jouissance esthétique et la consolation de se savoir bien entouré. Le regard rivé sur ces objets « complice[s] de mémoire du passé » faisant « fonction de ‘mémoire morte’ », pour reprendre l’expression de Serge Tisseron2, — Coco œuvre à leur donner une fonction beaucoup plus altière : celle de témoin, que le même psychiatre définit comme « une tendance fondamentale et primitive de l’homme à désirer des objets qui le renvoient à lui-même, c’est à dire qui soient ses témoins »3. Ces vêtements et accessoires, constitutifs de la personnalité de leurs propriétaires, sont aussi devenus la griffe de la femme moderne pour qui pragmatisme et raffinement semblent faire bon ménage. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la compartimentation de tous ces petits objets futiles qui emplissent l’espace urbain et bourgeois, objets devenus sous le regard technique de Gabrielle des accessoires fort utiles à l’émancipation de la femme d’affaires.
Une créatrice frondeuse éprise de liberté
A l’inverse de ces intérieurs encombrés d’objets qu’elle affectionnait, Gabrielle choisit le dépouillement et la sobriété pour ses créations. Ce style minimaliste et iconoclaste qu’elle prit en affection fût sa façon d’entrer en résistance contre les codes de l’époque. Exeunt les corsets et les gaines pour laisser les marinières et tailleurs empruntés au code vestimentaire masculin faire leur entrée magistrale. L’artifice n’est plus conçu comme une finition adventice de la tenue : soit il est intégré à la texture de l’objet à l’instar de ces sacs à main matelassés, de la ganse des tailleurs en tweed, ou des incrustations de dentelle dans les robes de soirée; soit il participe de l’anoblissement dela silhouette féminine, à l’image des bijoux de haute joaillerie visibles dans la dernière salle attenante de l’exposition. Car en définitive il s’agit bien de rendre visible tout un pan de la population qui est resté sagement dans l’ombre du patriarcat pendant de nombreux siècles. Pour reprendre la formule de la couturière de la rue Cambon, « Si une femme est mal habillée, on remarque sa robe, mais si elle est impeccablement vêtue, c’est elle que l’on remarque ». A travers quelques enregistrements vidéo de l’époque, un goût de liberté émane de la démarche aérienne de ces mannequins épanouies à souhait.
Une esthétique androgyne
Pour filer la métaphore picturale, Gabrielle souhaitait épouser la sobriété monochrome des camaïeux, les pastels légers de ces aquarelles qu’on réussit d’un premier jet ; elle qui détestait tant les couleurs criardes qui ont fait les beaux jours des peintres du fauvisme. Ses créations de modiste et de grande couturière aux airs de garçonne séduisent à la scène comme à la ville. Elles sont portées dans un premier temps sur les planches (dans des pièces de théâtre comme Bel-Ami de Nozière, adaptée du roman de Maupassant, Carmosine de Musset, Le Diable ermite de Besnard, etc.), puis plus tard sur les plateaux de tournages de l’industrie cinématographique.4 En rivalisant de front avec le masculin jusqu’à l’incorporer dans la plupart de ses créations —même l’auguste Chanel numéro 5 est inspiré de la flasque de vodka des soldats de l’armée russe —, la maison Chanel a non seulement libéré le mouvement de la femme dans ses plus beaux atours, mais elle s’est mise en devoir de démocratiser le bien-être féminin.
1Le prêt-à-porter est une entreprise posthume qui ne verra le jour qu’en 1978.
2Serge Tisseron,Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle (Paris : Albin Michel, 2015), 108.
3Serge Tisseron,Id., 100.
4Lire Sophie Grossiord « The early days of the “artist of the rune Cambon” », in Miren Arzalluz (dir.) Gabrielle Chanel: Fashion Manifesto (Melbourne/ Londres : NGV/ Thames & Hudson, 2021), 23-7.