C’est avec La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, Zone Critique lance sa série estivale, légère et intime : “Le jour où…”, le jour où la littérature nous a émus et bousculés, le jour où la rencontre avec un texte a fait de nous le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui.
Août 2012. L’été, pour l’adolescente que je suis, rime avec ennui, longueurs, repos forcé alors que je voudrais tant me plonger dans le monde. Mes parents ont acheté une vieille maison au pied des Cévennes, en pleine nature. A moi les semaines à compter les jours et à soupirer à mesure. Dans l’espoir d’y trouver la vie dont j’ai l’impression d’être privée – éternelle ingratitude adolescente – je me réfugie dans la lecture.
Avoir quatorze ans, c’est fantasmer sur la vie qui ne peut qu’être ailleurs.
Je lis, ou plutôt, je dévore, dans la chaleur de l’après-midi, à même le carrelage qui reste frais ou la nuit, quand tout le monde dort. J’avale des quantités de bêtises trouvées au Cultura de la zone industrielle la plus proche : des histoires d’amour de pacotille, d’amitiés bouleversantes, de secrets de famille… Qu’importe le roman, pourvu qu’on ait de l’émotion. Dans une obsession consumériste, j’ai envie d’en savoir le plus possible sur le monde auquel je me confronterai moi aussi un jour, lorsqu’enfin je sortirai de la bâtisse familiale. Avoir quatorze ans, c’est fantasmer sur la vie qui ne peut qu’être ailleurs.
Et puis, un soir, tombe la sentence paternelle : “Tu devrais lire des classiques”.
Merci mais sans façon, “classique” rime avec ennui et en lire reviendrait à me cloîtrer deux fois.
“La princesse de Clèves, ça devrait te plaire.”
Je prends le livre que me tend mon père de mauvaise grâce… Qu’il n’aille surtout pas s’imaginer que je vais suivre ses conseils.
Et pourtant le soir, en cachette, je l’ouvre, sans trop savoir ce que j’espère y trouver. Première surprise, on parle d’amour. Deuxième surprise, on en parle avec une telle justesse que tout sentiment décrit résonne instantanément en moi. Madame de Clèves est amoureuse et en proie aux tourments : à la fidélité qu’elle voue à son mari dont le seul défaut est qu’elle ne l’aime pas s’oppose l’irrépressible attraction qu’exerce sur elle le Duc de Nemours. La raison VS la passion, la tête contre le cœur. Moi qui croyais être la seule à connaître de tels tourments… L’illusion adolescente qui voudrait qu’on soit seul à ressentir est détrompée.
C’est sans doute cela, la force de ce qu’on appelle des classiques : créer des ponts entre des mondes que tout oppose, à commencer par les époques, grâce à cette dose d’universel qui traverse les siècles et trouve un écho chez le lecteur – peu importe son espace-temps. La psychologie des sentiments est atemporelle : c’est une première claque, qui m’ouvrira ensuite les mondes d’Emma Bovary, d’Anna Karénine ou de la Sanseverina. Et puis, c’est écrit par une femme. Parler de female gaze serait anachronique, mais le ressenti est là : la lecture de cette voix de femme m’inscrit dans cette lignée du féminin qui traverse les siècles.
Si je n’ai pas abandonné de sitôt la chick-lit, les biographies sulfureuses et les autofictions qui épanchent ma soif de voyeurisme, je crois pouvoir affirmer que c’est La Princesse de Clèves de Madame La Fayette qui m’a fait passer de boulimique d’histoires à lectrice.