Proxima, terme féminin issu du latin. À la fois superlatif : « la plus proche », et substantif : une « proche ». Terme retenu pour nommer la mission qui envoya Thomas Pesquet à bord de la station spatiale internationale en 2016. Le troisième long-métrage d’Alice Winocour, à qui l’on doit le scénario de Mustang, tisse une trame à deux fils, le fil de la séparation et celui de l’hommage.
Sarah Loreau travaille pour l’ESA, l’Agence spatiale européenne. Dans les couloirs de cette institution basée à Cologne en Allemagne, elle annonce à son ex-compagnon qu’elle vient d’être retenue pour partir en mission, la « dernière mission avant Mars » – telle que la qualifiera son coéquipier américain Mike. Par la même occasion, et sans lui demander son avis, elle transfère au père la garde de leur fille, Stella. Mais Sarah n’a pas attendu que la sélection soit tranchée pour débuter sa préparation. Les premières images du film nous la montrent absorbée dans l’exécution de tâches d’un autre genre : manipulation d’une capsule nimbée de fumée, prononciation de noms de codes incompréhensibles, essayage d’un bras métallique articulé, course sur tapis les pieds en haut et la tête en bas. Une séquence en forme de batterie d’essais où Sarah nous apparaît comme déjà plus vraiment des nôtres. La séparation avec sa fille a déjà commencé. Quand elle rentre chez elle le soir, la préparation se poursuit. « Séparation du premier étage », « séparation du deuxième étage » : en guise de petite histoire pour s’endormir, Stella récite avec sa mère le bréviaire du lancement de fusée.
L’annonce du départ de Sarah pour les abords de Mars, ne constitue ni pour Stella, ni pour Thomas, le père, une surprise. Sa détermination à partir pour le très lointain des astronautes lui vient, comme elle le dira en public, de son enfance, d’un âge où elle fantasmait sur ces créatures flottantes. Émergea alors cette question : mais pourquoi pas moi ? pourquoi pas une fille astronaute ?La confession d’un désir si précoce, Sarah la fait, entre autres spectateurs, devant sa fille. Les rôles distribués ordinairement entre enfants et parents sont inversés. Stella s’inquiète pour sa mère, elle la regarde faire, assiste à ses prouesses. Derrière les micros et les caméras, et dans les textes et les images qu’elle poste sur son blog, Sarah raconte ses aventures présentes et anticipe les défis à venir, Stella la suit, elle écoute, lit, visionne. Elle la suit aussi par-delà les frontières. Car la séparation est graduelle, avant le décollage, il y a le départ pour Starcity en Russie, et de là, une fois terminé l’entraînement, il y a le transfert pour le Cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan. C’est un éloignement progressif, et en chacun de ces lieux se rejoue la scène de la séparation. Chambre d’enfant, chambre et couloir d’hôtel, parloir de quarantaine, autobus en mouvement, les surfaces de séparation se déclinent en formes de lits et de vitres. La séparation est une chose qui se travaille, se répète, et se multipliant, à chaque fois se transforme. De l’annonce du départ au décollage effectif, deux mois s’écoulent, c’est la durée toute officielle du training spatial et le temps très intime de l’acceptation.
De spectatrice d’un départ extra-terrien, Stella se mue en participante d’une relation qui témoigne d’un commun attachement à la Terre, d’une commune attention portée à leur vie sur Terre. En parallèle, c’est-à-dire sur une ligne qui lui est propre, à un rythme différent, Sarah prend conscience de la dureté de cet attachement. Elle est rattrapée, tirée par la force de ce lien, sa blessure à la jambe s’infecte, son rythme cardiaque s’accélère, elle vient à manquer de souffle et s’évanouit en pleine séance de travail. Stella, comme une comète, aveugle et imprévisible, la cogne en pleine figure. À mesure que son corps change, que se précise son devenir de « space person », Sarah éprouve son humanité dans l’âpreté toute singulière d’une relation de très grande proximité, pour ne pas dire de plus grande proximité. Quand Mike la questionne sur sa vie amoureuse, cherchant à savoir d’où peut lui venir son énergie et sa détermination, Sarah ne répond pas. Elle n’a ni compagnon ni compagne, elle n’a plus sa mère et le père est inexistant ; l’absence de réponse dit ainsi tout haut le nom de Stella.
Excès d’ancrage
Cet apparent paradoxe de la distance-proximité, du si loin, si proches, Winocour le déploie, osons le terme, in situ. Pas d’invention ni de reconstitution de décors. Les locaux de l’ESA à Cologne, le parc hôtelier et les espaces d’entraînement à Starcity, le dispositif de quarantaine et le tarmac à Baïkonour, par ce choix de lieux la cinéaste ne se contente pas de faire référence aux points de passage obligés de l’astronaute envoyée en mission, elle les montre très directement. Il s’agit d’exhiber les dedans d’institutions aux entrailles spectaculaires. Et la monstration est généreuse, à la fois imagière et verbale : piscine d’essais, simulateurs de vols, appareils et écrans de contrôle, machines de sport aux branchements complexes, salles de réunion où se décline un vocabulaire qui, aux oreilles du profane, fait très « choses de l’espace »… Le catalogue, à défaut d’être exhaustif, se présente comme détaillé. On imagine mal l’ampleur qu’a dû prendre le travail de documentation, la quantité d’heures passées à discuter avec Thomas Pesquet et les ingénieurs de l’ESA. Ce que l’on peut dire avec certitude c’est que la conformité à l’univers ciblé est optimale. Effets de réel en équipement – décors, costumes, accessoires, emploi du temps, jargon… – high fidelity. À la fin, si nous écoutons et regardons bien, nous aurons appris beaucoup de choses sur le parcours de l’astronaute.
Ces choses apprises, ou plutôt enregistrées, ne suffisent pourtant pas à donner de l’épaisseur à un film qui vise le drame tout en mimant le parcours initiatique de l’acceptation. Malgré l’étrangeté qui émane par moments de la figure presque sculpturale d’Eva Green, et malgré cette belle trouvaille d’écriture qui consiste à altérer la science-fiction spatiale en l’arrimant à la Terre, on peine souvent à dépasser le stade de la constatation vers un ailleurs contemplatif. On sent là quelque chose de l’ordre de la fascination admirative, et l’on comprend que ce film ait été conçu comme un hommage à ces femmes astronautes qui assument la tâche rendue si souvent oxymorique de se faire héroïnes en même temps que mères. Il se pourrait qu’en poussant la représentation à son maximum de fidélité, l’effort mis en œuvre pour ancrer la séparation dans un réel préexistant – dans des procédures, des attirails, et des lieux donnés – ait conduit à schématiser l’expression des sentiments.
- Proxima d’Alice Winocour avec Eva Green. Date de sortie : 27 novembre 2019