Étonnant de constater que rien ne ressemble plus à un teen movie, aussi éloignés soient-ils l’un de l’autre, tant sur un plan économique ou politique qu’idéologique et esthétique, qu’un autre teen movie. Tout un monde semble en effet séparer Spider-Man de La Fureur de vivre, Diabolo menthe de Kids, ou encore le High School réalisé en 1968 par Frederick Wiseman de Qui à part nous, documentaire-fleuve et collaboratif, sorti mercredi dernier en salles, du madrilène Jonas Trueba et de quelques lycéens de sa ville.
Or il n’en est bien sûr rien, car c’est une loi apparemment immuable du genre qu’il faut que rien ne change pour que tout puisse changer toujours. Quelque chose d’éternellement irrésolu se joue là-dedans, à cet âge bien moins ingrat qu’il n’est rêveusement chéri, comme si dans le creuset adolescent était enfoui toutes les problématiques d’un bonheur, d’une insouciance depuis longtemps révolus mais aussi, depuis bien plus longtemps encore, autant fantasmés qu’idéalisés.Candela et Silvio vont en bateau
Qui à part nous est irréprochable, et par endroits même admirable, dans son dispositif narratif très libre, délibérément ouvert aux quatre vents du réel, les personnages y entrant et sortant selon leurs caprices, en fonction des aléas, des disponibilités de chacun, selon ce que ses adolescents veulent bien offrir et inventer ce jour-là face à l’objectif de la caméra. La générosité est débordante et évidente, en premier lieu chez le cinéaste, qui dynamite structurellement son récit pour mieux embrasser les trajectoires dessinées par ses jeunes collaborateurs, lesquels, en retour, confient leur imagination et leur créativité à Trueba pour que celui-ci trouve une forme suffisamment atypique et souple pour les recueillir, les agencer, leur donner un semblant d’unité et de cohérence.
Naturellement réfractaires à se plier aux injonctions du monde à se conformer, à obéir, à se soumettre à des règles du jeu imposées et jamais choisies, Candela, Silvio, Marta et les autres n’ont d’autres parades que de fabuler, de jouer des personnages, de raconter et de se raconter, de tâtonner vers une identité qui n’appartiendrait en dernière instance qu’à eux. Le récit est à leur service, jamais l’inverse, Trueba ayant la suprême élégance de leur laisser les rênes, de s’adapter au matériel filmique qu’ils lui donnent, de rester ouvert à leurs suggestions, comme celle par exemple d’ajouter une voix off qui viendrait compléter ce que les images ne sauraient raconter, de brouiller les pistes de concert avec ses ados entre le réel et la fiction et inventer ensemble une forme hybride, inclassable et fidèle à leurs désirs sans cesse mouvants.
L’Angle mort
Parmi cette horde de fantasques sauvageons, un personnage parvient à se démarquer, précisément en s’extrayant des feux de la rampe, en se refusant obstinément aux autres, illustrant par la même la fonction sociale déterminante du récit. Pablo n’a rien de remarquable. Il n’est pas pourvu d’une personnalité flamboyante ou de manières particulièrement avenantes. Il a une bonne bouille de garçon taiseux et timide, pour qui se confier à ses copains relève d’un effort homérique et contre-nature. Bref, il nous est évidemment immédiatement sympathique.
Se soustraire à la narration de sa propre histoire
Mais ce que notre sagacité de vénérable adulte distingue comme un trait d’intelligence et de sensibilité chez le jeune homme, ces condisciples l’interprètent plutôt comme une bizarrerie des plus irritantes et des plus suspectes. La sentence est irrévocable. Progressivement mis à l’écart, il devient l’objet de plaisanteries, plus ou moins cruelles, plus ou moins avinées, de ses camarades. Petit à petit surtout, le film commence à le délaisser, à l’oublier. Se soustraire à la narration de sa propre histoire, à l’adolescence comme dans un film, revient à renoncer à sa singularité, à se rendre hermétique aux regards des autres, à accepter d’être relégué au second plan, à ce que la mise au point ne s’embarrasse plus de vous. Dans un dispositif aussi hétérogène et incluant que celui que Trueba bricole pour eux, il s’en trouve malgré tout un suffisamment rebelle pour faire sécession et louvoyer, pendant un temps du moins, vers le hors-champ.
Nostalgie de la lumière
Le teen movie comme conjuration ultime et atemporelle contre le temps qui passe
“Pour moi, se souvenir de l’adolescence est aussi une façon de rester en vie.” En épluchant distraitement le dossier de presse du film, cette phrase somme toute anodine du cinéaste m’a cependant marqué par sa justesse, par ce qu’elle confesse en creux de ce projet éminemment collaboratif, mais malgré tout initié par Trueba. Loin d’aller jusqu’au vampirisme mortifère d’un Larry Clark, cet aveu est révélateur de la nostalgie d’une vitalité que l’on concède presque comme un privilège exclusif à la jeunesse, et dont nous serions tous dessaisis et spoliés une fois majeurs. Le teen movie comme conjuration ultime et atemporelle contre le temps qui passe, contre les vicissitudes de l’existence, contre les espoirs déçus et les amères désillusions. Sauf que la trahison du réel ne vient pas de l’âge adulte, mais du récit apocryphe et totalement illusoire qu’un paradis a été effectivement vécu et perdu quelque part entre le surgissement de l’acné et l’épopée grandiose des inscriptions Parcoursup.
Le film est d’ailleurs là pour en attester. Documentant la vie de jeunes gens au demeurant fort amènes et engageants, on y recueille malgré tout des réflexions sur soi et sur le monde qui sont autant de poncifs qu’on ne saurait, à nos âges canoniques, émettre en société sans une pointe de ridicule ou de forfaiture intellectuelle. On n’est sans doute pas sérieux quand on 17 ans, mais on n’a certainement encore moins conscience des logiques de reproduction sociale qui nous régissent intégralement. Le sublime de l’adolescence, et la fascination qu’il continue d’exercer sur des générations de cinéastes, résident peut-être au fond dans l’inconscience totale à cet âge de la banalité, de la médiocrité, de la contingence ontologique de nos vies respectives. C’est dans cette anamnèse-là que la beauté du monde va pouvoir prendre racine, commencer à éclore et révéler à notre regard un monde enfin transcendé.
Si la nostalgie se révèle, dans ses plus mauvais jours, être une ronronnante, mais implacable mécanique de révisionnisme réactionnaire, qui rend le présent inhabitable à force de nous faire avancer en nous éloignant lentement mais sûrement de nos jours heureux, parfois, et à dose homéopathique, elle peut aussi, très modestement, occuper le rôle d’un réconfortant doudou à serrer fort contre soi, les matinées de grise et morne pluie. C’est tout un art, que de fermer les yeux.
- Qui à part nous, un film documentaire de Jonas Trueba, avec Candela Recio, Pablo Hoyos, Silvio Aguilar, en salles depuis le 20 avril 2022