Après Pornarina, surnommée la-prostituée-à-tête-de-cheval, prix Sade du premier roman 2017, Raphaël Eymery, poursuit son exploration des créatures féminines vengeresses. Il nous offre avec Masha la sans-utérus (sélection Sade 25) une deuxième plongée dans les affres du désir. Deux vieillards, l’un à demi-vivant depuis sa rencontre avec la mystérieuse créature sans âge, l’autre l’accompagnant, entament un voyage thérapeutique de Paris en Ukraine, jusqu’à un étrange hôpital recueillant les hommes traumatisés.  Servi par une langue superbe, d’une précision savoureuse, ce roman transporte ses lecteurs au cœur de l’horreur, du grotesque et du sexe contrarié.

La lecture de Masha la sans-utérus (Éditions des Lumières) offre de nombreuses sensations au lecteur, entre fascination, possible malaise, tentation du rejet ou de désir. Or une exploration du corps à travers la lecture est toujours une visite romanesque intéressante, et on interroge justement de nos jours la nature et la valeur d’une lecture subjective, corporelle même. Dès les premiers mots de Masha, on est dans le corps, le corps sexuel en outre, et dans les sensations, froid, chaleur, inconfort, plaisir. Le lecteur est captivé par l’écriture, étymologiquement, attrapé, englué comme les deux personnages, l’un dans ses traumatismes depuis sa rencontre avec une créature horrifique, Masha, dont on ne sait quelle est la nature, l’autre sa nostalgie et son désir inassouvi de bonheur et d’amour.

Isabelle Goncalves :D’où vous vient cette jouissance, dans l’esprit d’une littérature décadente débarrassée de ses scories, de la description des sensations? Que voulez-vous faire au lecteur en écrivant ainsi? Et en quoi cette écriture sert-elle ce roman à énigme, à la recherche d’un assassin putride?

Raphaël Eymery : J’écris dans et sur le malaise. En vrac j’écris sur la sexualité, le fantasme, l’origine génitale, la mort, les organes, la vieillesse, les livres, la nostalgie, la macération mélancolique, les manoirs, la monstruosité, la morbidité, le cadavre, le corps – féminin ou masculin – souffrant, mourant, torturé, ce qui reste des ruelles de Whitechapel dans nos cerveaux, les tueurs, le sang rouge, l’urine jaune, et cetera. J’essaie que malaise ou mal-être se diffusent aussi bien par la langue, sa précision et son incongruité, que par la narration, jouant sans cesse entre les frontières réelles/imaginaires et auteur/narrateur/personnage. Ma démarche esthétique pourrait se résumer à faire éprouver le malaise, miroir de celui que nous ressentons vis-à-vis de la sexualité (rituel qui crée la vie) et de la mort (bénédiction ou cauchemar qui l’achève). Je veux créer une horreur qui ne vient pas seulement des entrailles répandues, mais aussi de questions existentielles. 

I.G. :Pour poursuivre sur les sensations décrites et ressenties, on note que la place du corps est duelle dans ce roman, à la fois chair et mort, à la fois la récurrence du squelette, corps des vieillards, de Masha, et célébration de la chair pleine, des grosses cuisses, de la femme « grosse », gravide. On sent le désir osciller, sans cesser ce mouvement de balancier, entre ne pas vouloir et vouloir, exister et se volatiliser. Le désir (masculin) doit être châtié, le corps meurtri, castré, dans un rêve d’éradication mais, de manière sadique, il ne disparaît pas et rêve d’étreinte. Lucian et Augustin sont deux figures du désir en action, du désir désirant et ne sont pas opposés. Dans ce contexte où le roman semble montrer que le désir masculin est effrayant, alors que seul le sombre désir et dessein de Masha l’est, peut-on imaginer que seule la « dame de voyage », effigie féminine, figure inanimée, sex doll de nos jours, est la solution à l’excroissance du désir masculin, car ne blessant personne ? Est-ce que, finalement, la réalisation du désir dans toute sa force ne doit-elle pas s’exercer en dehors des corps, du moins féminins ?

R. E. : Je ne sais pas si la sex doll est une solution à « l’excroissance du désir masculin », et le roman ne cherche pas à appuyer cette thèse dans un sens ou dans l’autre. J’ai été sensibilisé à la question des sex doll par l’excellent livre d’Agnès Giard, Un désir d’humain : les love doll au Japon. Elle y aborde la question sous un angle très humain, voire spirituel, traitant de la solitudeet évoquant des « formes de vies psychiques nouvelles ». Ça m’a paru un bon point de départ, et dès lors je n’ai pas pensé l’utilisation de la sex doll comme un moyen d’éviter l’imposition de son désir à l’autre sexe, mais plutôt comme un moyen de fuir le corps, de s’affranchir de tout rapport organique ou charnel. Augustin s’en sert comme d’un anesthésiant au traumatisme sexuel que Masha lui a infligé. 

I. G. :Écrirez-vous le grand roman de la chair heureuse, arrivé à la fin de l’exploration de ces mécanismes de frustration et d’impossibilité à jouir heureux ?

R. E. : Ce n’est pas impossible. J’avais l’idée d’un troisième roman pour compléter le panthéon sexuel crée avec Pornarina, la-prostituée-à-de-cheval (mon premier roman) et Masha, la sans-utérus. Il s’agissait d’une déesse – ni émasculatrice comme Pornarina ni traumatisante comme Masha – qui ferait appréhender la sexualité sous un jour positif. Mais ça n’a jamais dépassé ce stade. Je ne pense pas que mon écriture et mon univers auraient beaucoup à apporter dans ce domaine. Et forcément, en cours d’écriture, le roman aurait pris une tournure et sadique et pessimiste. 

I. G. :Pour s’attarder un peu sur le choix de ces personnages comiques et fragiles que sont les hommes vieux et fatigués, on fait assez constamment référence à l’« enfant en soi », à cette idée qu’on porterait son enfant, son soi enfant ou un enfant, est-ce le même phénomène avec le vieillard : portons-nous une figure de vieillard en nous ? Faites-vous appel, puisque vous avez choisi des personnages de vieillards comme héros de vos romans, au « vieillard en vous » pour écrire ou est-ce pure projection ? D’où vous vient ce choix singulier et cette tendresse particulière pour Augustin et Lucien les deux héros de votre roman, les deux vieillards ?

R. E. : J’ai trouvé plus intéressant d’évoquer le désir dans la vieillesse. C’est une période où, plus encore qu’aux autres âges, tout doit être à l’...