” Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes » ” écrit Barthes dans la préface de son Sade, Fourier, Loyola. Est-ce le cas de la biographie de Tiphaine Samoyault que les éditions du Seuil viennent de faire paraître ?
Roland Barthes est à présent « écrivain et mort ». Pour autant la biographie de Tiphaine Samoyault n’est pas la biographie rêvée que l’écrivain appelle de ses vœux. Mais est-ce un tort ? Ce souhait que formule Roland Barthes suppose une présence quasi voyeuriste de la part d’un « ami » qui relèverait, tel un étrange mémorialiste les petits détails de la vie de Roland Barthes. Et c’est à ce titre que l’on peut supposer que la biographie rêvée ne peut en fait, peut -être, se réaliser que dans l’écriture autobiographique. En effet, n’y a t’il pas de biographe plus « amical et désinvolte » que soi-même ? Roland Barthes en était certainement conscient, car à plusieurs égards Roland Barthes par Roland Barthes constitue cette (auto) biographie utopique composée de « biographèmes », dont font aussi partie les photos placées au début du livre. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Tiphaine Samoyault ait choisi de parsemer son livre de photos de Roland Barthes qui prennent ici une dimension et une ampleur toutes particulières. Le « biographème » n’étant que l’envers de la photo ou inversement dans la mesure, où il s’agit d’une note, d’un détail qui fait écho à une immédiateté, à une trace de vie saisie sur le vif, à un instantané.
La mort comme « biographème »
La biographie de Tiphaine de Samoyault ne se pense pas contre le souhait barthésien mais joue avec lui : alors que Barthes aurait souhaité que l’on fasse de sa vie une série de « biographèmes », Tiphaine Samoyault choisit de faire de la mort de Barthes un « biographème ». Les dernières pages de la biographie énumèrent les derniers faits et gestes de l’écrivain, récit qui fait signe vers le fragment, du fait de l’asyndète qui rythme la fin de l’ouvrage. « C’était un jour « froid jaune » avait-il noté avant de partir ». Le « biographème » s’appréhende ici sur un double niveau puisqu’il est d’abord écrit par Barthes avant d’être intégré au récit biographique. Note qui donne le sentiment aigu de l’absence, parce qu’elle garde la trace de la vie. « Il est mort et il va mourir » aurait pu être la légende de ce « biographème » au même titre que cette citation est la légende de la photographie du condamné à mort, Lewis Paine, dans La Chambre claire.
« La mort est le seul événement qui résiste à l’autobiographie. Elle justifie le geste autobiographique puisque c’est bien quelqu’un qui doit la prendre en charge (…) « je suis mort » constitue la limite impossible de toute énonciation car la mort ne se dit jamais à la première personne » Encadrant son livre par le récit de la mort de Roland Barthes, la biographie de Tiphaine Samoyault s’ancre avec beaucoup d’intelligence dans un projet, dans une écriture et dans un genre. Le genre même de la biographie semblant alors avoir trait à la mélancolie, motif très barthésien.
Le corps malade de Roland Barthes
La biographie dévoile notamment l’importance de certains pans parfois négligés de la vie de Roland Barthes, comme ses multiples séjours dans des sanatoriums tout au long de la guerre
Cet encadrement du récit biographique par l’évocation de la mort de Roland Barthes donne en effet, à la vie de Barthes une humeur mélancolique. Le texte de Tiphaine Samoyault semblant alors vouloir nous rappeler que, pas même le récit biographique n’est apte à faire ressurgir une présence mais bien au contraire à signifier plus fortement l’absence. Et c’est d’une voix « neutre », éloignée de tout « rolandisme » et de tout « voyeurisme » que la biographe tente d’esquisser des fils conducteurs dans la vie de Roland Barthes, liant l’œuvre et la vie, tout en sachant par moment dissocier les deux s’appuyant sur des archives, des journaux et des cahiers de notes inédits ouverts par Michel Salzedo, le frère de Roland Barthes. La biographie dévoile notamment l’importance de certains pans parfois négligés de la vie de Roland Barthes, comme ses multiples séjours dans des sanatoriums tout au long de la guerre, séjours qui marqueront définitivement sa vie d’écrivain mais aussi sa vie d’homme. Le sanatorium étant le lieu des premières amours homosexuelles de l’écrivain, mais aussi d’une expérience particulière au temps : celle d’un temps mesuré par les soins qui viennent ponctuer des cures de silence ou des journées passées à devoir être allongé le reste du corps surélevé par rapport à la tête, nous donnant la mesure de l’importance de sa maladie, le corps d’homme de Barthes, étant d’abord un corps de malade, et un corps absent de la guerre. Absence, isolement et maladie qui n’ont cessé de nourrir et de travailler l’œuvre de Barthes, notamment dans l’attention que Barthes porte au corps, au corps de l’amoureux, au corps du travesti japonais, au corps des acteurs de théâtre.
«Le grain de la voix»
La biographie de Barthes souligne aussi l’importance des origines basques de Roland Barthes, le Sud Ouest ayant trait à un univers maternel, il y vivra avec sa mère, mais sa tante aussi vit à Bayonne et c’est dans cette ville que Barthes se familiarise avec la musique et où il apprend à jouer du piano, lui, grand admirateur de Schumann. Musique dont le motif émaille aussi toute l’œuvre de Barthes à travers la question du rythme, de la voix, de l’humeur. Mais si Barthes accorde une grande importance à sa terre natale, il est surtout un grand voyageur qui aime à faire l’expérience de l’étrangeté dans le langage. Et la biographe rend compte de l’importance et des échos que les voyages de Barthes vont trouver dans son oeuvre, on peut penser tout particulièrement à L’Empire des Signes qui s’inspire de son voyage fait au Japon. Tiphaine Samoyault loin de tout dire de ce qu’a été Roland Barthes, réussit finalement à nous faire approcher une histoire, un contexte et une certaine mémoire de l’écrivain.
Seule la voix de Roland Barthes semble paradoxalement échapper à la mort, et à son récit, comme l’écrit d’emblée Tiphaine Samoyault : « Ce qui ne meurt pas de Roland Barthes c’est sa voix ». Voix, qu’évoque en premier lieu toutes les personnes qui ont connu l’écrivain, où qui n’ont fait que l’entendre (voix dont il nous reste, heureusement une trace dans les archives audio qui nous permettent d’en mesurer toute la beauté). La première phrase du livre vient jouer avec le récit de la mort de Roland Barthes en guise d’introduction, comme pour nous dire que tout n’est pas voué à disparaître, même ce qui ne s’écrit pas.
- Roland Barthes, Tiphaine Samoyault, Seuil, 720 pages, 28.00 €, janvier 2015
Judith Cohen