Un roman tient sa puissance autant dans l’étendue de son imaginaire que dans la profondeur de la réflexion qu’il inspire à son lecteur. Rolf, le premier roman de Victor di Donatelis (à qui l’on doit la traduction de l’éblouissant Noces de terre, paru en 2024 aux éditions de la Giberne), parvient à exceller dans ces deux aspects : l’originalité de l’intrigue et le vertige de la pensée.

Rolf est un roman fascinant car son personnage principal, autour duquel toute l’intrigue est centrée, est lui-même fascinant. Rolf est un homme d’une soixantaine d’années, bâti comme une montagne et qui arrive, à la sidération de tous, entravé, camisolé, bâillonné au Pavillon des anges, une clinique psychiatrique dans laquelle végète le narrateur du roman, un jeune Asperger à qui il a été diagnostiqué, en plus de son autisme, un retard mental conséquent. Tout le monde, les patients comme les infirmiers, semble craindre ce nouveau venu à qui on ne retire jamais son bâillon. Et pour cause : il possède un pouvoir étrange lié à la parole, une capacité à contrôler l’esprit d’autrui par de simples mots, au point de pouvoir, sans mal, pousser son interlocuteur au suicide. Rolf et le jeune autiste – le seul sur lequel le pouvoir du vieil homme ne marche pas – vont alors se rapprocher, pour pouvoir fuir ce Pavillon, qui a d’ailleurs davantage l’allure d’une prison dont on ne s’évade jamais que d’une clinique où l’on cherche à guérir les pathologies mentales les plus lourdes.
Dire ceci ne rend pas compte de toutes les facettes de ce roman intriguant. Mais, pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture, je dois taire la particularité de sa structure en échos. La narration est autant une boucle qu’un miroir. Je me dois aussi de ne pas m’attarder trop longtemps sur l’évolution du style tout au long du roman : la première partie est écrite au passé avec une approche faisant état du « langage pensé » (dixit l’auteur lui-même, prolongeant la volonté de Louis Ferdinand Céline de faire entrer le « langage parlé » dans son œuvre), tandis que la seconde partie est écrite au présent dans un langage débarrassé des scories d’une pensée limitée et mal assurée. Voici un exercice de style parfaitement maîtrisé par un auteur qui s’était déjà frotté, lors de sa traduction des Noces de terre de l’auteur chinois Xie Feile, à pareilles subtilités de langage.
La question du progrès
La structure, le style et l’intrigue sont déjà d’une originalité notable. Mais ce qui fait basculer ce Rolf dans la catégorie des grands romans est la puissance de son propos, et toutes les questions qu’il soulève, entraînant son lecteur dans un vertige philosophique et métaphysique que peu de romans contemporains parviennent à créer.
« Suis-je le seul acteur de mes réflexions, ou seulement le jouet d’un destin salement farceur ? »
Le narrateur, au contact de Rolf, qui est plus d’une fois dépeint comme un prophète – « En Rolf nous avions foi » – se met à réfléchir sur le destin, la prédestination, le libre-arbitre. En cela, il progresse. L’ironie du roman est précisément que ce progrès concret dont le lecteur est témoin fait écho à la phrase “Tu fais des progrès” que le docteur qui suivait le narrateur à l’institut du Pavillon des anges ne cessait de répéter au cours de leurs entretiens hebdomadaires, sans toutefois en penser un mot.