Le nouvel essai de l’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, paru au Seuil, part en guerre contre les revendications identitaires de l’époque dont elle dresse la généalogie afin de montrer combien celles-ci se retournent paradoxalement en assignations. Pour savante et éclairante que soit cette étude, ses points de vue, souvent tranchés et discutables, posent néanmoins question et laissent parfois circonspect.
Inquiète face à l’obsession identitaire que connaissent, peu ou prou, toutes les sociétés, Élisabeth Roudinesco a mené l’enquête afin d’identifier les raisons de cette passion contemporaine. Une « immersion dans les ténèbres de la pensée identitaire » qui part d’un constat pour le moins contestable : notre époque, égotiste et individualiste, aurait substitué aux luttes collectives et progressives d’antan une recherche de visibilité et de reconnaissance individuelle toujours plus grande. En un mot, pour Roudinesco, qui déplace le beau titre d’un ouvrage de Paul Ricœur : « une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre ». L’« identité universelle » conçue « comme multiple » et « inclu[ant] l’étranger en soi », aurait donc cédé la place à une identité seulement appréhendée comme une « appartenance » qui « réduit alors le sujet à une ou à plusieursidentités hiérarchisées », niant en définitive toute altérité au profit d’une singularité irréductible. La faute reviendrait à certaines tendances des études de genre ou postcoloniales, ainsi qu’à certaines mouvances de droite nationaliste dont l’historienne déconstruit les discours et les concepts qu’elle prend soin de réinscrire dans l’histoire de la pensée.
« La galaxie du genre » : un équilibre à trouver
Aux yeux de Roudinesco, les études de genre se sont éloignées des théories de Simone de Beauvoir et de Sigmund Freud à partir desquelles elles ont pourtant émergé.
Aux yeux de Roudinesco, les études de genre se sont éloignées des théories de Simone de Beauvoir et de Sigmund Freud à partir desquelles elles ont pourtant émergé. De Beauvoir dans la mesure où le « devenir-femme » contenu dans la célèbre formule – « On ne naît pas femme. On le devient. » (Le Deuxième Sexe) – est une interrogation fondamentale des études de genre. Freud, quant à lui, au sens où, malgré des thèses datées et sujettes à la critique, il « faisait voler en éclats toute idée de fixité identitaire » en admettant « la construction sociale ou psychique de l’identité sexuelle ». Reste qu’à ses yeux, et ce point est essentiel pour Roudinesco, Freud considère que « l’anatomie fait partie de la destinée humaine » et qu’elle préside à la différence des sexes. Or, les études de genre se seraient éloignées de ces deux auteur(e)s, notamment dans leur version étasunienne, en se faisant les porte-étendards d’« une politique identitaire (identity politics) » qui minore, voire nie le rôle du biologique dans la constitution de l’identité.
Roudinesco historicise parfaitement l’avènement de cette position militante. Ainsi parcourt-elle, avec un grand sens de la synthèse, les études psychologiques et psychiatriques décisives de John Money d’abord qui contesta la différence sexuée et mit en avant pour la première l’idée de « rôle de genre », puis de Robert Stoller, l’un des premiers à avoir étudié le transsexualisme et la possibilité de changer de sexe ouvert par la médecine moderne. Elle montre en réalité comment s’est opérée la relégation du terme de « transsexuel » et corollairement l’apparition du mot de « transgenre ». Ce dernier témoignait de la faillite du savoir médical puisqu’à l’inverse du transsexuel, il n’appelait pas nécessairement « la réassignation homonichirurgicale ». Le genre efface donc le sexe et consacre le constructivisme de l’identité, qui prend le pas sur la biologie. Le savoir médical classique recevra un ultime coup de grâce en 1973 avec la dépsychiatrisation de l’homosexualité dont Roudinesco se félicite évidemment. Seulement, l’effacement du savoir médical engendre aussi la disparition de l’approche unitaire du sujet que défend vigoureusement l’historienne. Une approche plus comportementale émergeait alors, engendrant selon Roudinesco une « multiplication des typologies identitaires », ce que la psychiatrie contemporaine et son Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM)viendraient ratifier sans discuter. Dès lors, chacun(e) se retrouve libre d’élaborer son référentiel identitaire en dehors de toute référence au biologique, bref « comme un roi », preuve en serait « le sigle LGBTQIA+ ».
Ce qui donc se pensait comme un mouvement émancipateur devenait alors « un mouvement de régression normalisatrice ». À chacun sa catégorie, construite à dessein pour s’adapter à son désir propre, sans qu’il ne soit jamais question d’en sortir. Si le genre préfigurait une émancipation individuelle, ce dont Roudinesco convient volontiers, il finit par conforter l’individualisme régnant par son refus de penser l’identité à l’aune des trois dimensions qui en garantissent l’ouverture : la dimension sociale (prenant en compte le genre), la dimension psychique et la dimension biologique. C’est de l’effacement de cette dernier dans les études de genre dont s’alarme Roudinesco qui met en garde sur le changement d’identité biologique. Elle rappelle combien ce changement est long et difficile, de sorte qu’il ne peut faire l’impasse d’une vraie réflexion sur les motivations qui pousse un individu, notamment à un enfant, à entreprendre cette transition. La dénaturalisation de l’identité genrée ne doit en aucun cas s’accompagner d’un abandon de la référence au biologique.
À dire vrai, ce sont davantage les héritiers de Butler auxquels Roudinesco fait un sort plus qu’à l’auteure du Trouble dans le genre
Aussi implacable que soit la dialectique d’Élisabeth Roudinesco, elle aurait gagné à considérer les propositions théoriques de Judith Butler dont la lecture est si caricaturale que la philosophe américaine n’apparaît plus que comme une militante politique vantant la transidentité comme le seul modèle désirable. La volonté d’être convaincante emporte avec elle le sens de la nuance et gauchit des travaux majeurs la contredisant moins qu’elle ne semble le craindre. À dire vrai, ce sont davantage les héritiers de Butler auxquels Roudinesco fait un sort plus qu’à l’auteure du Trouble dans le genre (1990). Piètres lecteurs ou lectrices qui ont fait d’une œuvre riche et complexe l’adjuvant d’une politique identitaire. Roudinesco poursuit son enquête avec les études postcoloniales envers lesquelles elle n’a pas de mot assez dur.
Les études postcoloniales : Occident coupable
Sur les pas de Claude Lévi-Strauss, Roudinesco rappelle la démonstration impeccable de l’ethnologue français dans Race et histoire (1952) : la race n’existe pas et le genre humain est universel. Deux acquis capitaux qui président à l’examen quelque peu professoral mais toujours didactique d’Élisabeth Roudinesco qui passe en revue la pensée de Léopold Senghor, Aimé Césaire, Frantz Fanon ou encore Octave Mannoni. Au-delà de leurs différences et des polémiques qu’ont pu susciter leurs textes, chacun reconduisait les deux points mis en évidence par Lévi-Strauss. Ils confirmaient, en d’autres termes, la non-naturalité de la race qu’ils déconstruisaient savamment et soutenaient le caractère universel de l’humanité.
Ces auteur(e)s envers lesquelles l’historienne marquent son attachement furent relus par les études postcoloniales qui se proposaient de dégager la persistance de la colonisation dans des territoires pourtant décolonisés. Prenant appui sur un ensemble d’auteur(e)s réuni(e)s sous le nom de French Theory, ces études usaient notamment du concept de « déconstruction » tel que Jacques Derrida put le penser. Déconstruire désignait le fait de « défaire, sans jamais le détruire, un système de pensée hégémonique », en l’occurrence le système colonial, de façon à rendre visible les minorités effacées par ce dernier. Si Roudinesco admet qu’il existe encore des relents du système colonial, tout particulièrement en Occident, elle réfute très nettement le radicalisme des thèses de certaines grandes figures des études postcoloniales. Ainsi, Edward Saïd, l’auteur d’Orientalisme (1978) qui montrait comment l’Occident avait inventé l’idée même d’Orient afin de maintenir sa domination, est-il renvoyé à ses excès, à savoir une lecture uniquement à charge de l’Occident doublé d’une victimisation de l’Orient. Il en oubliait, prétend Roudinesco, que l’anticolonialisme était en partie né en Occident et tout particulièrement en France.
Plus sévère encore, quasi sans pitié, Roudinesco démolit les études dites « subalternes » qui portent sur les sujets infériorisés dont la parole est de ce fait confisquée
Plus sévère encore, quasi sans pitié, Roudinesco démolit les études dites « subalternes » qui portent sur les sujets infériorisés dont la parole est de ce fait confisquée. Elles cherchent donc à « dévoiler une autre histoire », celles des minorités dont il convient de réévaluer le rôle. Un projet qui a tout pour satisfaire l’historienne française. Reste que, considérant tour à tour trois grandes figures indiennes devenues de brillant(e)s professeur(e)s américain(e)s Gayatri Chakravorty Spivak, Dipesh Chakrabarty et Homi Bhabha, Roudinesco déchante rapidement. Entre l’usage frauduleux de Derrida opéré par Spivak, l’anhistoricisme de Chakrabarty et l’interprétation douteuse de Fanon faite par Bhabha, on en finirait plus de dénombrer les critiques émises par Roudinesco. Le verdict est sans appel : sous couvert de critiquer l’hégémonie de l’Occident et la subalternité dans laquelle il plonge certains sujets, ces auteur(e)s « dénie[nt] à la pensée dite ‘‘occidentale’’ et à ses acteurs toute participation à la lutte anticoloniale ». Quant au « ‘‘parler obscur’’ » dans lequel ils professent, ils ne seraient là que pour masquer l’indigence de leur pensée régressive dont les diverses catégories n’émancipent pas l’individu, mais l’assignent au seul rôle de victime.
Élisabeth Roudinesco change son fusil d’épaule en fin d’ouvrage pour s’attaquer aux « remplacistes » et touche juste, cette fois.
S’il est certes de nombreuses critiques qui se justifient, le propos d’ensemble de Roudinesco interroge. Le désir de persuader la conduit à minorer l’extraordinaire puissance théorique des textes qu’elle examine. Qu’Edward Saïd lut dans Flaubert ce qu’il voulait voir, c’est-à-dire « le représentant d’un quelconque colonialisme », le fait est connu. Mais Roudinesco, elle aussi, lit bien souvent ce qu’elle souhaite lire, de sorte à conforter ses thèses au détriment de celles analysées dont on aurait aimé qu’elle salue l’audace, plutôt que d’en stigmatiser systématiquement les dérives. Alors, au lieu de s’appesantir sur les « Indigènes de la République » et la concurrence victimaire qu’auraient servis malgré eux les études postcoloniales, elle aurait noté, par exemple, combien la langue profuse et inventive d’Homi Bhabha est moins le paravent du désastre que le socle d’une richesse théorique dont on n’a pas encore fait le tour. Heureusement, Élisabeth Roudinesco change son fusil d’épaule en fin d’ouvrage pour s’attaquer aux « remplacistes » et touche juste, cette fois.
Les remplacistes : entre racisme et complotisme
Dans cette cartographie des dérives identitaires, les promoteurs du repli sur soi manquaient à l’appel. Ces apologistes plus ou moins déclarés de la pureté se vivent comme « les victimes d’une idéologie dominante », à savoir « le multiculturalisme » qui serait responsable de la disparition de l’Occident remplacé par des populations étrangères. D’Édouard Drumont à Éric Zemmour aujourd’hui, de Jean Raspail à Renaud Camus, Élisabeth Roudinesco dresse un panorama édifiant de ces mouvances d’extrême droite qui ont fait de « laterreur de la substitution » ou du « métissage généralisée » le cœur de leur doctrine. Profondément raciste et réactionnaire, cette idéologie s’appuie notamment sur une rhétorique nationaliste et séparatiste où l’identité se conçoit uniquement comme l’exclusion de catégories d’individus désignés comme les étrangers altérant une France fantasmée. Il faut lire ces pages informées, ne serait-ce que pour se souvenir du danger de ses thèses défendues par des auteurs qui tentent plus que jamais de les rendre acceptables dans le champ médiatique, ce qu’ils ont en définitive toujours tenté. Et l’on sait gré ici à Roudinesco d’être ferme : il n’y a rien à accepter dans cette pensée rance qui, travaillée par la pulsion de mort, cherche l’affrontement de tous contre tous.
De ce point de vue, l’inquiétude qui traverse ce livre est plus que compréhensible, et il peut arriver à chacun de la partager devant les bouleversements que suscitent les courants théories dont il est question.
De ce point de vue, l’inquiétude qui traverse ce livre est plus que compréhensible, et il peut arriver à chacun de la partager devant les bouleversements que suscitent les courants théories dont il est question. Élisabeth Roudinesco quadrille admirablement le paysage actuel de la pensée identitaire, en montre les forces et surtout les errements dont à ses yeux certain(e)s se sont fait(e)s spécialistes en s’éloignant considérablement de l’universalisme des Lumières. Seulement, à ne lire les textes que la peur au ventre, la plus solide des rigueurs intellectuelles s’émousse et s’aveugle en faisant la part belle aux excès et aux dérives, sans qu’il ne soit jamais vraiment question de l’expérience de pensée extraordinaire dont sont pourtant porteuses les études de culturelles. L’équilibre de la démonstration aurait donc gagné à souligner cette expérience qui n’est pas une ennemie de la liberté et du progressisme, bien au contraire.
- Élisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2021, 288 p., 17, 90 €.
Références :
- Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre [1990], Paris, Seuil, coll. « Points », 1996.
- Saïd, Edward, Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism : Western Conceptions of the Orient, 1978], Paris, Seuil, 1980 (rééd. 2005).