Pour aborder The Fabelmans avec originalité, il a fallu inventer quelque chose comme une conversation, comme si les limites étroites de la critique traditionnelle comprimaient la réflexion. Il nous a paru judicieux d’embrasser les contours flous d’une œuvre volontiers qualifiée de somme puisque Spielberg revient pour la première fois sur sa naissance au cinéma. Nous ne sommes pas tombés d’accord mais indéniablement, le film nous a parlé.

Théodore : J’ai un avis plutôt mitigé sur le film. J’ai beaucoup aimé l’ouverture dans laquelle Spielberg pose une vraie question de cinéma. La première scène durant laquelle Sammy rejoue l’accident de train auquel il a assisté dans le film de Cecil B. DeMille est la plus belle et la plus innocente : il comprend comment on construit, de manière un peu artisanale, une séquence. Il fera d’autres tentatives par la suite, lorsqu’il tente notamment de réaliser un western puis un film de guerre, mais, à mon sens, il s’agit du seul moment où le cinéma devient une réalité palpable. Ce qui apparaît, me semble-t-il, c’est que ce médium est d’abord une affaire de reproduction, ou de recréation des expériences,  une idée assez universelle. Il y a aussi un discours passionnant sur la mort et sur la manière dont on peut l’appréhender.

Le cinéma comme réparation

Marthe :Pour ma part, je ne trouve pas que l’expérience soit partageable dans la mesure où, pour Sammy, il s’agit d’une expérience de terreur. Il cherche à supprimer la mort par la possibilité de sa répétition. C’est intéressant de montrer le cinéma comme une entreprise de réparation. Comme s’il servait à faire des points de suture pour réparer les plaies.

: En tout cas, dans The Fabelmans, je trouve que c’est la seule scène où il y a vraiment une sorte de communication avec le spectateur. Dans le reste du film, et comme dans West Side Story, son précédent long-métrage, j’ai le sentiment que Spielberg ne s’adresse qu’à lui-même. Ce début nous montre que les angoisses de cinéma sont aussi des expériences fondatrices. J’ai moi-même été choqué par des films et me suis demandé comment ce traumatisme pouvait être réparé. D’une certaine manière, en fait, il soigne le mal par le mal. 

M : Il y a aussi l’idée que la première expérience de cinéma est une déflagration, un bouleversement tel qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. C’est comme s’il était mort. Et même si aucune autre scène n’aura cet impact-là, puisqu’il y a une pureté indépassable de la première expérience dans l’enfance, le film ne cesse de raconter une série de petites morts. Chaque séquence où Spielberg parle de cinéma, il raconte comment il en a découvert une nouvelle fonction, prenant conscience, petit à petit, de l’ampleur de ses pouvoirs.

T :Certaines scènes auraient dû être magnifiques et je les trouve pourtant complètement ratées. Par exemple, cette séquence pensée comme un moment de bravoure lorsque Sammy fait du montage dans sa chambre. Elle aurait pu être passionnante et raconter comment, avec des matériaux bruts, on en vient à construire un film par le langage du montage. Finalement, cette entreprise devient la découverte d’un mystère qui trouble la vie familiale, celui des infidélités de sa mère. À partir du moment où la question du montage disparaît de la séquence, elle ne devient qu’un pur moment de fiction réduit à une fonction scénaristique.

Homo faber

M :Après avoir compris que le cinéma permettait de conjurer la mort, ici, Sammy découvre son pouvoir de dévoilement. Pour moi, il s’agit là d’un moment presque mystique. Il réalise qu’en saisissant des instants volés, la caméra permet de révéler ce qui aurait dû rester cacher. C’est d’ailleurs le sens du propos dans L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford, et c’est pour cette raison que Spielberg le mentionne dans le film.

Implicitement, c’est en fait David Lynch le plus grand.

T : C’est ce qui me fait dire que le scénario est d’une grande artificialité, la tension dramatique est fabriquée par la musique et le montage parallèle alors que rien d’essentiel ne va se passer. Ce n’est pas le montage qui intéresse Spielberg mais cette péripétie familiale. Et cette artificialité me rappelle cette dernière séquence très pénible ou Sammy rencontre son idole. À quoi bon cette scène, pourquoi s’achève-t-elle par une boutade ? La leçon de cinéma que Ford donne est d’ailleurs complètement risible. Pour ma part, j’ai eu le sentiment que Spielberg ne faisait que dialoguer avec son propre mythe, et c’est un problème que le film a en commun avec West Side Story. Il n’est jamais désagréable à regarder, mais je trouve l’entreprise vaine dans la mesure où le film ne tente jamais de s’extirper du poids de l’œuvre de Robert Wise. Il en ressort un remake plat, bien réalisé et bien interprété, mais complètement clos sur lui-même. La seule trouvaille de cette dernière scène consiste à faire apparaître David Lynch au lieu de Ford que Spielberg présente comme « le meilleur réalisateur du monde ». Implicitement, c’est en fait Lynch le plus grand.

M : Spielberg attire ici notre attention sur un autre pouvoir du cinéma : celui de faire apparaître des fantômes. Tout à coup, miraculeusement, Ford est ressuscité. Je trouve que cette leçon s’inscrit pleinement dans la réflexion sur la dimension artisanale du cinéma. Sammy, qui jusque-là a compris comment le cinéma pouvait transformer les expériences et leur donner un sens en les réarrangeant dans une continuité narrative, réfléchit au rapport du cinéma à l’art. On est toujours dans l’idée de progresser dans la compréhension des possibilités du médium. Ton approche me paraît symptomatique d’une tendance critique que l’on peut repérer : de nombreux commentateurs ont abordé le film comme une somme ou une synthèse de l’œuvre de Spielberg et y ont cherché les multiples références aux œuvres précédentes (E.T, Rencontres du troisième type, Arrête-moi si tu peux…) dans une veine très distanciée voire didactique. Or, ce que j’apprécie profondément chez Spielberg, c’est qu’il ne fait pas du tout un cinéma citationnel. Il y a aussi une tout autre approche, consistant cette fois-ci à tenter de rapprocher le film de soi, en parlant à la première personne, dans une espèce d’élan lyrique en assumant un rapport purement sentimental à l’œuvre. 

T :Précisément, le film est très distancié dans le sens où il manque cruellement de naturel. Tout m’a paru très construit, comme s’il fallait contenir une émotion qui menaçait de déborder. J’ai trouvé le scénario excessivement contrôlé et artificiel alors que l’ambition du film est autobiographique. Les rencontres qui rythment la vie de Sammy se produisent toujours un peu de la même manière et paraissent de ce fait, factices. Son oncle Boris, sa petite amie, Monica, le lycéen bellâtre… Ce ne sont pas de véritables personnages, ils remplissent une fonction morale sous forme de leçons adressées au protagoniste.

Les personnages de son enfance semblent tout droit sortis d’un conte, ou en tout cas d’un autre monde, ou bien de nulle part.

M : Il raconte trois souvenirs de sa jeunesse, un peu à la Desplechin. C’est un film à épisodes, avec trois lieux distincts et trois temps. Je crois qu’il fait aussi l’éloge de la fable, d’où le titre et d’où la modification des noms propres. Tu lui reproches en même temps d’être trop rivé à son histoire singulière, individuelle et de ne pas parvenir à communiquer quoi que ce soit au spectateur. Et en même temps, tu lui reproches l’artificialité qui te tient à distance de ce qui nous est raconté… Pour moi, cette linéarité n’a rien de factice, elle est tout simplement organique puisqu’elle suit les âges d’une vie. Et elle vient transformer chaque épisode en fable, qu’un apologue vient clore, ce qui est précisément le rôle du gag final. Chacun de ses souvenirs est peuplé de créatures merveilleuses, comme l’oncle Boris, qui est un dresseur de lions et un homme à tout faire du temps fantastique du cinéma muet… Les personnages de son enfance semblent tout droit sortis d’un conte, ou en tout cas d’un autre monde, ou bien de nulle part.

T : Ce n’est pas l’écriture autobiographique qui me gêne mais j’ai le sentiment de voir constamment les ficelles scénaristiques. Le propos extrêmement linéaire dont tu fais l’éloge ne témoigne que de son incapacité à sortir du cadre très resserré du film. D’ailleurs, tout ce qui se passe au lycée, dans la troisième partie du film, alors que la famille s’est installée en Californie et que Sammy se fait harceler par un groupe de jeunes garçons antisémites, est d’une banalité affligeante. On y trouve tous les poncifs du genre : un harceleur, une première histoire d’amour, un bal de fin d’année. Je ne me sens pas émotionnellement investi par ce qui m’est montré. Ce sont des scènes que j’ai vues des centaines de fois, comme si Spielberg, qui a influencé des générations de cinéastes, venait à reproduire leurs œuvres : c’est le serpent qui se mord la queue.

« Le cinéma, c’est l’enfance »

M :Je trouve le récit au lycée très savoureux et vraiment drôle. La relation avec Monica, qui est obsédée par Jésus Christ et utilise le moment de la prière pour rouler des patins au protagoniste, est une excellente idée… Qu’as-tu pensé de l’épisode du film de plage que tourne Sammy ? Toute la classe se rend à Santa Monica, il est chargé de filmer l’excursion et la projette ensuite à l’occasion du bal de fin d’année. Il rencontre un franc succès puis, on passe à une scène très ambiguë dans laquelle un de ces bourreaux, montré dans le petit film comme un superbe éphèbe, retrouve Sammy dans un couloir et lui reproche de l’avoir représenté en héros. Lorsque Sammy fabrique le film de plage, il constate cette injustice fondamentale selon laquelle ce type, cet harceleur, aussi stupide soit-il, a une certaine présence à l’écran. C’est ce que nous comprenons en le voyant, en même temps que Sammy qui s’est pourtant essayé à la direction d’acteurs lorsqu’il tourne son film de guerre. Avec le film de plage, il réalise qu’au-delà même de la direction d’acteur, il existe quelque chose comme l’aura, une certaine cinégénie. La scène du couloir est très troublante, bien entendu elle est hautement invraisemblable mais cela ne me dérange pas. 

T : Certes, mais nous l’avons parfaitement compris avec les images du film de plage. Il a besoin de recourir à une explication, de quitter le régime des images pour lui substituer un discours. La dispute qui a lieu dans le couloir est redondante. On avait déjà saisi le trouble de son bourreau puisqu’il nous était montré en train de découvrir le film dans un champ contrechamp. Spielberg a plutôt tendance à se passer des stratégies discursives habituelles parce qu’il dote les images d’un pouvoir de suggestion extraordinaire. Ici, c’est comme s’il avait cessé de croire à la force d’une communication purement visuelle, raison pour laquelle il recourt à de pesantes explications. L’autre problème que j’ai avec le film de plage, c’est que Sammy n’apprend rien. Il s’était essayé à des films inscrits dans des genres très définis. Le voilà cette fois-ci confronté au réel et il semble ne pas savoir quoi en faire, il le transforme immédiatement en fiction. Il aurait été intéressant que cette captation du réel pose de nouvelles questions à sa pratique cinématographique. Il ne réfléchit à aucun moment à la forme documentaire, il apparaît comme démuni. Il transforme les événements en un récit très convenu. Alors qu’il est pour la première fois confronté à un matériau inédit, qui pourrait le décontenancer, il fait exactement le même genre de reconstitution conventionnelle avec une petite intrigue comique. J’ai l’impression qu’il admet dans ce film ne pas parvenir à capter les faits justement, il ne peut pas les aborder de manière frontale, il a toujours besoin d’un détour. 

Natani Nez

M : Je crois que le réel n’a pas plus de valeur pour lui que sa mise en fiction. Si on se rappelle bien, on le voit construire le film avec Monica sur la plage, comme s’il s’agissait d’un tournage. Tout est fabriqué. Pour moi, l’opposition entre réel et fiction n’a pas lieu d’être et se trouve anéantie par le film, surmontée par les moyens du cinéma. C’est ce qui guide sa découverte du secret de l’infidélité de sa mère. Il n’y a pas d’opposition naïve entre mensonge et vérité, il y a une histoire, un récit, dont il prend conscience au montage. J’ai été gênée par la comparaison de ce film-ci avec toutes les tentatives récentes, chez Paul Thomas Anderson, James Gray et Quentin Tarantino de revenir sur leur enfance et sur un certain moment du cinéma américain qui a forgé leur cinéphilie. Comme si, par une sorte de fausse coïncidence, le cinéma américain devenait brusquement réflexif – on s’en étonne toujours. Je ne comprends pas qu’on les mette tous dans le même sac et il me semble qu’en disant que Spielberg ne parle pas de cinéma, tu te trompes, c’est en un sens le seul à construire un propos personnel sur la question. 

T : On ne peut pas nier que de nombreux réalisateurs américains se sont récemment posé la même question. J’ai évidemment pensé à Armageddon Time de James Gray en voyant The Fabelmans, il s’agit d’œuvres autobiographiques et cette coïncidence n’est pas anodine. Je rapprocherais davantage Paul Thomas Anderson de Tarantino, dans la mesure où ils tentent tous deux de recapturer quelque chose d’un monde perdu. Je trouve d’ailleurs leurs perspectives plus intéressantes que celles de Gray et de Spielberg qui sont enfermés dans le genre autobiographique. Je crois que c’est vraiment Tarantino qui a ouvert cette voie récemment : celle de se pencher sur un moment de l’histoire du cinéma américain. Chez Gray et Spielberg, il y a un travail sur des souvenirs précis, détachés les uns des autres et de ce fait, anecdotiques. Tarantino exploite un matériau, il prend la figure de Sharon Tate et réécrit l’histoire. 

Qu’il ne s’agisse ni d’une mise en abyme, ni d’un film théorique ou discursif, me semble relever de la prouesse.

M : En voyant The Fabelmans, je me suis souvenue d’une formule que Serge Daney reprend à Schefer et qui convient parfaitement. Il explique que certains films ont regardé notre enfance, je crois que c’est ce dont nous parle Spielberg. Il nous montre les films qui ont regardé son enfance : Sous le plus grand chapiteaudu monde de DeMille, L’homme qui tua Liberty Valance… C’est d’autant plus émouvant que les films de Spielberg ont aussi regardé notre enfance. Bien entendu, c’est aussi une œuvre qui porte un regard sur l’histoire du cinéma, et peut-être plus précisément sur la notion de classique (comme James Gray d’ailleurs), sur la fortune d’un registre, l’épopée, dans lequel Spielberg s’est lui-même largement illustré. Ce qui m’a paru à la fois surprenant et fascinant, c’est que je m’attendais à un film sur un jeune garçon qui se rêve cinéaste, le tout teinté du discours habituel sur le caractère magique du cinéma d’attraction. Qu’il ne s’agisse ni d’une mise en abyme, ni d’un film théorique ou discursif, me semble relever de la prouesse. Tu qualifiais la scène de lycée de poncif, or, le film de PTA que tu dis préférer, s’ouvre aussi au lycée, avec la non moins convenue scène de la photo de classe.

Nous n’en avons pas encore parlé mais je crois que l’une de mes scènes préférées est celle de la répétition au piano de Mitzi à laquelle assiste sagement toute la petite famille. C’est un désastre parce qu’au lieu de se concentrer sur sa performance (elle s’apprête à jouer en direct à la télévision), on n’entend que le cliquetis de ses longs ongles rouges sur les touches. Elle s’interrompt et la scène devient comique avec l’intervention exaspérée de l’ami-amant et du mari. Comme beaucoup d’autres moments de grâce comme celui-ci, Spielberg bascule élégamment dans le comique et joue beaucoup moins sur la corde sensible que Gray. J’ai aussi été profondément touchée par la scène dans laquelle on voit Michelle Williams – dont la performance est remarquable – danser comme une ballerine, vêtue d’une robe transparente, au ralenti, lors d’une escapade dans les bois en famille.

T : Oui, je trouve son jeu intéressant mais j’ai du mal à croire aux sautes d’humeur perpétuelles, elle est tout d’un coup psychotique puis douce… Je n’ai pas été convaincu par l’idée qu’elle souffrirait d’une dépression, les symptômes me semblent maladroitement suggérés. C’est assez nouveau pour Spielberg de se concentrer sur un personnage de mère et pourtant il échoue à la rendre crédible. Il s’est déjà maintes fois intéressé au père, et notamment au père absent. La figure maternelle est assez peu distinguée du personnage de l’oncle, Boris. Dans cette représentation familiale, j’aime notamment bien le personnage de Bennie incarné par Seth Rogen, cet ami qui ne fait pas partie de la famille mais sans lequel celle-ci manque de s’effondrer. Cela dit, tout ce microcosme est montré comme une série de saynètes encore une fois très artificielles, le seul lien logique est le personnage de la mère, sans quoi le scénario serait décousu.

M : Je ne crois pas qu’on ait besoin du registre psychiatrique. Mitzi a une personnalité très complexe, extrêmement riche, bariolée et imprévisible. C’est un personnage de cinéma à part entière et c’est ainsi que Spielberg veut lui rendre hommage. D’une certaine manière, il n’a pas eu besoin de transformer le souvenir de sa mère, Leah, parce que naturellement, sans forcer les choses, et sans inventer des répliques invraisemblables, elle était déjà un personnage hors du réel, complètement fantasmagorique. Il voit les personnes de sa vie, les figures de son enfance, comme des êtres de cinéma. Dans la troisième partie, la mère tient le film par son absence ou par la menace de sa disparition. Elle est aussi perpétuellement remplacée par d’autres figures tutélaires.

T : Une fois qu’elle a disparu, le film se ternit considérablement. Je crois que c’est la raison pour laquelle il a imaginé le personnage de Monica, il fallait ramener un peu de vie et de cohérence. J’ai ressenti chez lui la peur de perdre le spectateur, le fil de son histoire, ou la peur du vide. C’est aussi cette tension qui ruine la beauté de l’épisode de vacances en Arizona. On avait compris par certaines images quel lien unissait Bennie et Mitzi. Nous devons pourtant en avoir la confirmation lorsque Sammy remonte les images. La scène finale avec la mère prend la forme d’une réconciliation, il passe son temps à lui présenter des excuses. Il part en bons termes, il rétablit une forme d’accord avec le réel. C’est une scène là encore assez sentimentale, un peu idiote, mais elle fonctionne. J’aurais souhaité que le film s’achève sur la très belle dernière entrevue avec le père, alors que Sammy s’apprête à commencer une carrière dans l’industrie cinématographique, juste au moment où il quitte enfin le foyer pour aller voir le monde. Et pourtant, il préfère clore le film sur une anecdote, une forme de clin d’œil. Ce qu’il apprend de John Ford n’est pas significatif, il ne sert qu’un héritage.

C’est par les moyens du cinéma que le sens des événements apparaît.

M : C’est un film de la certitude. Si le film de James Gray est tiraillé et angoissé, celui-ci est entièrement porté par une sorte de foi, de croyance. Il est scintillant, voire rutilant par moments, le travail sur la lumière donne nettement ce sentiment. Ce que tu dis des scènes de vacances ne me semble pas juste : je crois que chacun des moments est au fond trouble du point de vue de sa signification, sa portée et même sa valeur. C’est par les moyens du cinéma que le sens des événements apparaît. J’aime beaucoup l’idée qu’il retravaille un mythe, avec justement des mythes. Cette histoire a été racontée mille fois, y compris dans le fameux documentaire réalisé par Bogdanovich, ce n’est certainement pas un secret de Polichinelle ou une indiscrétion. C’est à nouveau la portée des événements qui compte ici. Je ne crois pas qu’il prétende avoir pris la relève. J’ai songé à une autre phrase de Daney qui fonctionne bien pour comprendre certains enjeux du film, il compare la salle de cinéma à un « second utérus » dans laquelle nous aurions reconnu par avance des images qui auraient « comme un droit de préemption sur notre vie ». Le film travaille cette double dimension : la figure maternelle et la salle de cinéma comme foyer, où des images acquièrent plus ou moins de valeur pour la vie future. Souvent, on rapproche la cinéphilie de l’enfance à une figure paternelle, Spielberg identifie clairement la cinéphilie comme une passion liée à sa mère, même si au début du film, c’est le père qui lui explique le mécanisme de la persistance de la vision. 

T : C’est la raison pour laquelle je trouve que son rapport au cinéma est de l’ordre de l’instinct, comme si tout s’était produit naturellement, comme par magie. Dans le cas de The Fabelmans je trouve que c’est raté, mais je n’oublie pas les plus belles œuvres de sa carrière – notamment ses collaborations avec Tom Cruise – et elles m’ont toujours donné le sentiment d’une évidence, comme si Spielberg savait parfaitement à chaque fois où placer sa caméra . Dans ces films, je ne vois pas l’artiste au travail, je ne vois pas la dimension artisanale et on ne le voit jamais tâtonner. Et de là se crée un lien, je trouve, avec Lynch. Bien que les deux aient une vision du cinéma très différente, ils me semblent tous les deux mus par ce même instinct artistique très fort, cette capacité à ressentir le cinéma comme un prolongement évident de leur inconscient.

Un article de Marthe Statius et Théodore Anglio-Longre

The Fabelmans, réalisé par Steven Spielberg, avec Michelle Williams, Gabriel LaBelle, Paul Dano. En salles le 22 février.