Comment rendre hommage à un artiste du siècle passé en naviguant entre les archives historiques, les données biographiques et l’irruption de la mort dans le champ de la création ? A cette question, l’écrivain suisse Daniel de Roulet répond par le format de la lettre. Comme un écho au titre de son deuxième livre, A nous deux, Ferdinand, paru en 1991, son dernier ouvrage, Quand vos nuits se morcellent : Lettre à Ferdinand Hodler, est une nouvelle missive adressée au célèbre peintre helvétique, mort il y a cent ans.

Si l’anniversaire de cette mort offre un nouveau prétexte à l’écriture, l’ouvrage s’articule autour de la représentation d’une autre mort, celle de Valentine Doré-Gadel, modèle et maîtresse ayant inspiré l’œuvre de Hodler, et plus particulièrement une série de toiles controversées autour du thème de l’agonie. En vingt-sept chapitres brefs qui interpellent Hodler en autant de pensées fragmentées, de Roulet invite son lecteur à revivre l’expérience d’une obsession personnelle, tissée entre l’admiration pour l’artiste disparu et l’émotion suscitée par sa liaison avec Valentine. Ici, l’écrivain se présente comme « un amateur » qui cherche à peindre l’artiste dans le geste fondateur de « cette opiniâtreté : se confronter à une vie qui s’éteint ». Affectueuse et fascinée, la littérature tend ses lettres d’admiration vers la peinture pour dire que la création et la mort vont de pair : écrire la peinture ou peindre la mort pour lutter inlassablement contre l’évanescence du monde.

Miroir d’un paysage

Comme un signe de cette lutte ouverte entre deux siècles, l’opus épistolaire s’ouvre sur le projet que tente Ferdinand Hodler en 1914 : sculpter une Valentine mourante pour retenir son corps et prolonger sa présence. L’échec de ce projet révèle la « double incapacité » de l’artiste face à ce terrible constat : la mort de l’œuvre après celle, tout aussi inéluctable, du modèle. Pourtant, six ans plus tôt, la rencontre fortuite de Valentine à Paris laisse éclore la promesse d’une œuvre à venir : tout commence par la courbure d’un nez, le charme d’une pose fuyante donnant lieu à une fascination esthétique et à un bouleversement intérieur. Influencé par le matérialisme du médecin Carl Vogt et les enseignements de son maître le peintre Barthélémy Menn, Hodler voit dans le corps de son modèle un sujet d’étude anatomique, « une machine » à (re)mettre en marche par les coups de pinceau. Dans ses premiers portraits de Valentine, Hodler fait du corps un paysage : « Vous l’avez peinte comme l’horizon du Jura au-dessus du Léman. Montagne assoupie entourée deux fois de bleu, le ciel et le lac », écrit de Roulet. A l’image des paysages symbolistes peints par Hodler, dont sa célèbre série du Lac de Thoune, la représentation de Valentine devient le reflet d’une émotion portée par la rencontre des courbes et des couleurs.

Sensualité et déchirements

Les chapitres successifs élèvent une stèle intime à la mémoire du peintre, construite autour des déchirements de sa vie. Pour autant, Daniel de Roulet refuse d’endosser le rôle du critique d’art ou du biographe : chaque lettre se veut une libre déambulation entre la vie, l’œuvre et la passion de Hodler pour Valentine.

Architecte et informaticien de formation, Daniel de Roulet maîtrise aussi bien le croisement des données que la superposition des plans et des structures. Les chapitres successifs élèvent une stèle intime à la mémoire du peintre, construite autour des déchirements de sa vie, de la tuberculose qui emporte ses proches à la réception contestée de son œuvre, en passant par les difficultés financières de ses débuts. Pour autant, l’auteur refuse d’endosser le rôle du critique d’art ou du biographe : chaque lettre se veut une libre déambulation entre la vie, l’œuvre et la passion de Hodler pour Valentine. La biographie de Hodler par les historiens d’art Hans Mühlestein et Georg Schmidt ne sert qu’à enrichir le texte et guider les analyses. L’essentiel est ailleurs : relire les tableaux à la lumière de leur contexte historique, « réviser » l’histoire d’amour du peintre et de son modèle à partir de l’œuvre elle-même. En replongeant dans les tableaux du peintre, l’écrivain en éclaire le charme et la richesse : les détails des modèles nus de La Nuit, la datation intrigante de La Parisienne, la mise en scène de soi dans L’Amour. Au fil des pages, de Roulet s’invite dans les discussions entre Ferdinand et Valentine, se glisse dans l’atelier du peintre ou dans le compartiment d’un train en partance pour la Prusse, tantôt exhumant des vérités oubliées dans les plis de l’histoire, tantôt suggérant des hypothèses à partir de recherches documentaires, de bribes d’anecdotes ou de fragments de courrier. Avec beaucoup d’application, l’écrivain donne à lire la sensualité d’une relation où « chacun donnait à l’autre de l’élan pour sa vie quotidienne ». La jeunesse et la beauté de Valentine sont « uniques parce qu’inattendues » : elles opèrent une rupture en introduisant le souffle du renouveau dans l’œuvre du paysan bernois.

De l’intime à l’universel

De Roulet le sait : la lettre offre l’avantage non seulement de rapprocher le destinataire mais également de transformer cette proximité en possibilité de relecture critique. S’il reconnaît que Hodler avait des « idées arrêtées » sur les femmes et s’il avoue sa gêne face à son « exaltation du mâle et de sa force » dans une série de portraits de guerriers suisses, de Roulet salue la quête acharnée de la perfection dans l’œuvre du peintre. Pour autant, l’attachement de Ferdinand à Valentine et son obstination à la peindre sur son lit d’agonie soulèvent plus d’une question : où s’arrête la dynamique de la création et où commence l’exploitation de la souffrance à des fins artistiques ou esthétiques ? Quelles frontières entre l’inspiration et l’indécence, entre la représentation et le voyeurisme ? De Roulet s’emploie à démontrer que Valentine a permis à Ferdinand de découvrir « une vraie manière de peindre » : un réalisme bouleversant car nourri de cette confrontation troublante avec les signes et les manifestations de la mort. En réponse à une critique universitaire qui reproche à Hodler de transformer le corps de son modèle en objet esthétique, de Roulet rappelle – avec beaucoup d’énergie – l’investissement personnel et la profonde empathie d’un peintre qui cherche à transcender la mort dans la seule forme d’expression qu’il maîtrise. Plus qu’une négation du corps féminin, ses portraits réalisés au chevet de Valentine donneraient à lire, selon de Roulet, « la force d’un amour qui sait sa finitude ». Si le débat reste ouvert, force est de constater que les arguments de l’auteur s’appuient sur l’idée que l’œuvre de Hodler, comme son parcours, s’écrit « contre l’esthétique officielle et l’académisme » : un geste subversif qui refuse le silence, anticipe le deuil, détourne la mort pour en faire, comme dans ses toiles consacrées à la nature suisse, « un paysage planétaire », une expérience artistique à la fois intime et universelle.

« Une lettre d’amour oubliée »

Comme le suggère son titre, Quand vos nuits se morcellent est un livre à plusieurs entrées. Par-delà la liaison d’un peintre avec son modèle ou l’admiration d’un artiste pour son compatriote, il y a là une réflexion sous-jacente sur la capacité de toute création à saisir et à transcender l’image de la mort. De l’anecdote à la chronologie, de l’analyse descriptive au récit personnel, de Roulet fait de la décomposition et de la variation deux motifs essentiels du dialogue entre la littérature et la peinture. Les pensées fragmentées de l’auteur ne sont que le reflet de ces « nuits morcelées » que passe Hodler à la fin de sa vie, luttant à son tour contre la maladie. Tout se passe comme si l’écriture tâtonnante et sinueuse de l’écrivain reproduisait la quête du peintre et les déplacements de son modèle, de Paris à Genève, de Vevey à Lausanne, d’un tableau ou d’un chapitre à un autre. Pour de Roulet, Hodler est plus qu’un artiste : il est l’initiateur d’un parcours littéraire entamé avec l’ouvrage publié en 1991: « Depuis lors, je publie des romans comme on écrit des lettres à un ami ». Comme la peinture, l’écriture est une amitié qui appelle à être sans cesse révisée et revisitée. A Berne comme à Vienne, l’écrivain qui sonde l’œuvre du peintre ne fait que prolonger sa propre quête d’inspiration. A l’image d’un tableau de Hodler prêté à une ancienne amoureuse, de Roulet fait de l’œuvre d’art « une lettre d’amour oubliée », un souffle fugace glissant entre les doigts du créateur.

Autoportrait de l’écrivain en peintre

Derrière les portraits indissociables de Ferdinand et de Valentine, il y a celui de Daniel, écrivain-peintre qui raconte comment une œuvre centenaire, en affrontant la maladie et la mort, peut continuer à inspirer l’acte de la création.

Et comme souvent dans l’écriture épistolaire, le destinateur finit par se dévoiler. Entre le « deuil anticipé » d’une mère qui décide de mettre fin à ses jours et le témoignage d’une grand-mère qui a connu l’épouse de Hodler « dans la bonne société genevoise », de Roulet s’essaie en filigrane à l’exercice de l’autoportrait détourné. Généreuse et inépuisable, la peinture de l’autre accueille l’écriture de soi. Comme les toiles du peintre, les mots de l’écrivain élaborent un paysage offert à la méditation et à la relecture. En s’adressant à Hodler, de Roulet ne fait pas que livrer un témoignage ou esquisser un hommage : il imagine des scènes, propose des explications, interroge des versions de l’histoire et confronte ses propres hypothèses aux enseignements de l’œuvre d’art et aux fragments de la biographie officielle. Derrière les portraits indissociables de Ferdinand et de Valentine, il y a celui de Daniel, écrivain-peintre qui raconte comment une œuvre centenaire, en affrontant la maladie et la mort, peut continuer, avec autant d’acharnement et d’émotion, à inspirer l’acte de la création.

  • Daniel de Roulet, Quand vos nuits se morcellent : Lettre à Ferdinand Hodler, Editions Zoé, 128 p., 2018.

Khalid Lyamlahy