Avec Mon cher mari, Rumena Buzarovska signe un recueil de onze nouvelles abordant avec cynisme les différentes déconvenues de la vie conjugale. Traduit du macédonien par Maria Bejanovska, l’œuvre publiée par Gallimard offre un bel aperçu de la scène littéraire balkanique. L’ensemble est grinçant, cocasse et résolument féministe.
Les onze nouvelles qui composent l’œuvre de Rumena Buzarovska sont autant de voix de narratrices qui racontent les déboires de leur mariage, à travers des épisodes courts et savoureux : la tromperie, la jalousie, la parentalité, l’ennui, voire le dégoût de l’autre… Les vicissitudes de la vie conjugale sont abordées sous plusieurs facettes, mais jamais sans une pointe d’humour grinçant. Le grotesque achève la désillusion, le tragique côtoie la résilience.
De la banalité conjugale
Ainsi, l’aventure extraconjugale de la narratrice de “8 mars” s’achève-t-elle par une intoxication alimentaire et un humiliant contrôle de police. Le retournement est aussi cocasse que la réalité est décevante, et l’humour qui s’en dégage n’est pas sans rappeler celui de Milan Kundera : “Ce n’est qu’en entrant dans le hall éclairé de mon immeuble que j’ai réalisé à quel point j’étais couverte de vomi et puante. J’ai pénétré dans l’appartement. Heureusement, Boban dormait.”
Loin de Rumena Buzarovska toutefois l’idée de porter un jugement moralisateur : l’autrice se contente de dépeindre avec finesse les sinuosités du lien conjugal, entre ressentiment et dépendance. Ainsi, les luttes entre maris et femmes s’épuisent-elles parfois dans un moment de grâce, comme pour la femme qui exécre la poésie de son mari et trouve ses vers ridicules,“mais la nuit, parfois, il se serre contre moi et me dit “orchidée, ouvre-toi”, et moi, je m’ouvre”.
Le rapport à la création artistique est un sujet fréquemment abordé par Rumena Buzarovska. Objet de mépris de la part des conjoints respectifs qui n’y comprennent décidément rien, égo blessé devant le talent non reconnu, sujet de rivalité : l’art révèle au grand jour les tensions du couple.
Le rapport à la création artistique est un sujet fréquemment abordé par Rumena Buzarovska. Objet de mépris de la part des conjoints respectifs qui n’y comprennent décidément rien, égo blessé devant le talent non reconnu, sujet de rivalité : l’art révèle au grand jour les tensions du couple. Dans “Le nectar”, la femme se moque des peintures de son son mari gynécologue, assez pour qu’il la provoque et demande à lire ses poèmes, lui qui estime que “[l]es femmes ne peuvent pas être artistes – ce n’est pas dans leur nature”. Lorsqu’il a terminé de la lire, il s’exprime, surpris : “Je m’attendais à des vers à chier.” C’est peut-être cette phrase qui résume le mieux le constat doux-amer que fait Rumena Buzarovska du mariage : une relation où la jalousie et l’agacement prennent le dessus, où l’on croit connaître l’autre, et où, finalement, l’autre vous échappe. La chute éclaire souvent le récit d’un jour nouveau. Qui a raison, qui a tort ? La femme dont le mari ne s’intéresse pas à sa peinture se révèle alcoolique et névrosée, la mère douce et aimante frappe son enfant sous le regard tétanisé de la voisine venue se plaindre du bruit.
L’autrice aborde autant de sentiments qui dérangent et de thèmes graves : la perte d’un enfant, le poids des gènes, la mort et la culpabilité qui l’accompagnent. A l’évocation d’un souvenir d’enfance raconté par sa mère, la narratrice de “La soupe” laisse tomber une larme dans son assiette. Avec pudeur, c’est toute l’ambiguïté des relations qui s’exprime.
Une écriture franche sans fioritures
Rumena Buzarovska porte un regard acerbe et drôle sur sa galerie de personnages, n’épargnant personne, hommes comme femmes, toutes classes sociales confondues. Elle expose la médiocrité de ceux qui souhaitent se donner des airs, prétendus poètes ou peintres, ou amatrices de poésie :
“… des dames un peu fortes, avec des bourrelets à la taille et sous les aisselles,là où le soutien-gorge s’enfonce dans la graisse. Elles portent des chemisiers cintrés rouges ou noirs. Leurs cheveux sont le plus souvent teints en brun, leurs lèvres peintes en rouge et leur tête surmontée d’un chapeau extravagant. Des bijoux clinquants ornent leur cou et leurs doigts grassouillets. Elles veulent rayonner de féminité, de mystère, elles veulent sentir la cannelle et que leur voix soit douce comme du velours.”
Ou encore : “le rouge à lèvre orange, qui lui va horriblement mal et qui accentue son teint jaune, s’est incrusté dans ses rides.”
L’amertume des narratrices se ressent à travers le regard dur qu’elles portent sur les autres, et les portraits qui en résultent sont d’autant plus crus et précis.
C’est dans le sensoriel, dans ce qu’il a de médiocre et sans enluminures que se niche le prosaïsme des relations. Le corps jaillit dans ce qu’il a de plus sale, prosaïque et cocasse, le résultat est vivant et décapant.
À travers son style direct et incisif, Rumena Buzarovska fait part belle à tout ce qui relève du sensoriel, notamment les odeurs, dans tout ce qu’elles ont d’inconfortable. À la lire, c’est dans le sensoriel, dans ce qu’il a de médiocre et sans enluminures que se niche le prosaïsme des relations. Le corps jaillit dans ce qu’il a de plus sale, prosaïque et cocasse, le résultat est vivant et décapant : “elle a un parfum agressif, lourd et amer, qui me donne envie de vomir”. Là encore, on pense à Kundera et à ses propos sur la “merde” dans L’insoutenable légereté de l’être : « Il suffit d’aimer à la folie et d’entendre gargouiller ses intestins pour que l’unité de l’âme et du corps, illusion lyrique de l’ère scientifique se dissipe aussitôt ».
Si l’ensemble relève plus de l’analyse des dynamiques de la vie conjugale, Rumena Buzarovska insuffle la nécessité du féminisme face à des comportements systémiques, dénoncés avec crudité. De ce “je” employé par les narratrices pour faire le récit émerge une universalité : cette voix est celle de nombreuses femmes.
La charge mentale est abordée dans toute sa crudité : “et il est parti aux toilettes où il est resté une demi-heure pour chier, alors que moi, je devais aller chercher notre fils à la garderie”. De même, le sujet de la maternité, et la difficulté pour une mère d’aimer son enfant, et celui de la virilité : le dégoût de l’homme faible, héritage patriarcal, qui enferme les femmes dans un désir destructeur. Enfin, la mysoginie latente dans la conception du rapport à l’art et la légitimité de la femme à créer sont également interrogées par l’autrice.
Outre la finesse du regard acerbe que porte Rumena Buzarovska sur l’institution du mariage, Mon cher mari est l’occasion de découvrir la littérature macédonienne. Maria Bejanovska, la traductrice de l’œuvre, a d’ailleurs été nommée chevalier des Arts et des Lettres pour son travail de promotion de la littérature des Balkans.
Tous les milieux sont présents : professions libérales, ambassadeurs, milieux plus populaires, de quoi brosser un large portrait de la société macédonienne. Le lecteur découvre aussi la gastronomie locale, raki, foie grillé, aïvar de poivrons ou tourtilatava, et le racisme anti-Albanais, ancré dans les mentalités. Un aperçu folklorique qui n’enlève rien à la justesse des problématiques universelles liées à l’institution du mariage, expliquant le succès de Rumena Buzarovska à l’étranger.